L’année de tous les défis

Trudeau, le phénomène
Les Français parlent du « Kennedy canadien », les magazines américains lui consacrent de longs portraits élogieux, les Philippins (célèbres pour avoir fait un pied de nez aux Beatles au plus fort de la Beatlemania) lui ont réservé un accueil quasi hystérique lors du Forum de coopération économique pour l’Asie-Pacifique : depuis son élection, Justin Trudeau suscite à l’étranger un engouement inédit pour un politicien canadien. Et pas seulement là, puisque le même phénomène « people » s’observe aussi au pays. Le « premier ministre selfie » multiplie ainsi les sorties spectaculaires — métro montréalais, accueil de réfugiés syriens en plein milieu de la nuit — visant à illustrer par l’image le changement de cap politique qu’il promet au Canada. À ceux qui y voient le reflet d’une vacuité générale, Justin Trudeau réplique qu’il s’agit là non pas d’image, mais de « substance » : rester au plus près des Canadiens pour connaître leurs préoccupations. Chose certaine, son style « voies ensoleillées » tranche radicalement avec celui de son prédécesseur.
La saga du Sénat, tome III
Pour la troisième année consécutive, le Sénat canadien a continué de faire la manchette… et généralement pour les mauvaises raisons. Le long procès de Mike Duffy — 60jours d’audiences étirés sur huit mois, quelques petites bombes larguées en pleine campagne électorale — a gardé bien chaudes les braises du scandale des dépenses frauduleuses qui agite l’institution depuis 2013. Ce n’est d’ailleurs pas terminé, puisque les plaidoiries finales débuteront à la fin février 2016. Pour juguler la crise qui sévit et s’éternise à la Chambre haute, le gouvernement Trudeau a annoncé dans les dernières semaines une « réforme » du mode de nomination des futurs sénateurs — cela dans l’optique de le rendre plus indépendant et moins partisan. Plusieurs ont noté que le premier ministre aura quand même le dernier mot quand viendra le temps de nommer quelqu’un : le succès de ce Sénat 2.0 dépendra ainsi beaucoup de la capacité de Justin Trudeau à trouver des candidats consensuels.
Les élections en montagnes russes
Que serait une campagne électorale sans une bonne dose de surprises ? Celle de 2015 fut (largement) à la hauteur des attentes en ce sens. L’élection du gouvernement Trudeau s’est faite au terme d’une course rocambolesque où le Nouveau Parti démocratique, parti comme une balle (longtemps premier), a terminé sur les genoux (troisième, avec un caucus 60 % plus petit) ; une lutte où Stephen Harper a semblé multiplier les erreurs stratégiques (avec résultats en conséquence, sauf dans la région de Québec) ; et un marathon où les libéraux ont effectué un bond inédit dans l’histoire politique canadienne en passant directement de la deuxième opposition à un gouvernement majoritaire avec des assises partout au pays. La campagne fut longue — 79 jours, un record —, souvent étonnante (le débat sur le niqab), mais jamais ennuyante.
Duceppe, le retour raté
Un coup de théâtre, un vrai : le retour inopiné de GillesDuceppe à la tête du Bloc québécois a pris tout le monde par surprise en juin — les bloquistes y compris. Pas de congrès, pas de course à la chefferie, pas de débat, il a suffi que Mario Beaulieu constate la faiblesse de ses appuis et lui lance un appel à l’aide pour que l’ancien chef sorte in extremis de sa retraite et retrouve son poste. Acclamé par la famille souverainiste (notamment aux funérailles de Jacques Parizeau), M. Duceppe n’a cependant pas suscité le même enthousiasme dans la population. Le 19 octobre, le Bloc a essuyé un nouveau recul historique (19,3 % des voix) et a échoué à retrouver le statut de parti officiel. Après avoir démissionné une deuxième fois le soir même, M. Duceppe n’a plus donné signe de vie.
Les autochtones à l’avant-plan
Le mouvement Idle No More avait remis la question autochtone à l’ordre du jour au début de l’année 2013… sans que grand-chose change pour autant. Mais 2015 se termine sous des auspices encourageants pour les Premières Nations. La publication du très attendu rapport de la Commission de vérité et réconciliation a permis de nommer le régime des pensionnats autochtones pour ce qu’il fut : un « génocide culturel ». Les commissaires ont proposé 94 recommandations, que le gouvernement Trudeau s’est engagé à mettre en place — le premier ministre a promis du même coup un « renouveau total de la relation entre le Canada et les peuples autochtones ». Après leur élection, les libéraux ont aussi jeté les bases de ce qui sera une commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées, un dossier dans lequel la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould (une des deux autochtones du cabinet Trudeau), jouera un rôle important. La table est mise pour une année 2016 très autochtone.
La course à l’accueil des migrants
C’est une photo qui a ébranlé le monde entier en septembre : celle d’un petit garçon de quatre ans (Aylan Kurdi), visage contre sable sur une plage de Turquie. Mort noyé, à l’image de tant d’autres migrants syriens. Au Canada comme ailleurs, la réaction fut vive, d’autant que la tante du gamin vit en Colombie-Britannique et qu’elle cherchait à parrainer des membres de sa famille (l’oncle et la tante — et leurs cinq enfants — d’Aylan ont finalement été accueillis comme réfugiés dimanche dernier). La question de savoir ce que le Canada pouvait et devait faire quant à cette crise des migrants a divisé les partis en campagne électorale. Les conservateurs promettaient au départ d’accueillir 10 000 réfugiés syriens d’ici 2018, alors que le NPD et les libéraux souhaitaient plus de réfugiés, et beaucoup plus vite. Dès son élection, le gouvernement Trudeau a ainsi mis en place un programme visant l’accueil de 25 000 réfugiés d’ici la fin de l’année. Les délais ont été légèrement réajustés, mais le message est lancé pour 2016 : les portes du Canada sont désormais ouvertes plus largement.
Le projet de loi de l’année : C-51
Ce fut assurément la pièce législative la plus importante de l’année fédérale — et elle continuera de faire parler d’elle en 2016 : le projet de loi antiterroriste C-51, adopté en mai par le gouvernement conservateur. Il octroie notamment au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) plus de pouvoirs pour faire avorter un complot terroriste ou contrecarrer des transactions financières. Il abaisse aussi les seuils de preuve nécessaires pour soumettre de manière préventive un individu à des engagements à ne pas troubler l’ordre public. Le projet a été presque unanimement condamné par d’anciens premiers ministres, des experts en surveillance et d’ex-juges. Les libéraux avaient voté pour, mais ont promis d’y apporter des changements rapidement — cela afin de trouver un meilleur équilibre entre le besoin de sécurité et la protection des droits civils. Dansle contexte postattentats deParis, la nouvelle mouture de C-51 sera analysée de près.
Austérité : la queue de la comète
Le hasard fait bien les choses. Après une année et demie sous le sceau de la « rigueur budgétaire », les surplus sont sur le point de revenir à Québec. Le gouvernement Couillard pourra « réinvestir », notamment en santé et en éducation, après de douloureuses compressions qui ont frappé toutes les missions de l’État. La deuxième moitié du mandat libéral fera moins mal aux contribuables. Les libéraux espèrent se présenter aux urnes, au printemps 2018, avec de bonnes nouvelles pour les électeurs. Déjà, le ministre Martin Coiteux a trouvé des enveloppes imprévues sous le sapin de Noël. Il a pu accorder des hausses de rémunération de 10,5 % sur cinq ans aux employés de l’État, en incluant des sommes forfaitaires non récurrentes accordées en fin de négociation. On est loin des 3 % sur cinq ans offerts il y a un an. Le budget du ministre Carlos Leitão, attendu en février, donnera une idée de la force du vent de l’austérité pour les mois à venir.
L’empreinte Barrette
Le ministre Gaétan Barrette connaît tellement le réseau de la santé dans ses moindres rouages qu’il en a fait son réseau — à lui. L’ancien président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec s’est donné des pouvoirs extraordinaires qui lui permettent de placer ses pions dans tous les recoins du système. Gaétan Barrette fait le pari que ses réformes inciteront les médecins à travailler davantage et à rendre des comptes. L’ancien ministre Claude Castonguay, le père de l’assurance maladie du Québec, a cependant comparé la méthode Barrette à une centralisation digne des ex-pays de l’Est. La saga du Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM) illustre l’emprise du ministre de la Santé : l’ancien directeur général Jacques Turgeon a démissionné au début de l’année en dénonçant « l’ingérence » de Gaétan Barrette dans la gestion du mégahôpital. M. Turgeon est revenu après l’intervention du premier ministre. Puis il est parti quatre mois plus tard vers un poste prestigieux aux États-Unis.
Le départ de l’autre docteur
C’était le trio des docteurs : Couillard, Barrette, Bolduc. Le troisième membre du trio, Yves Bolduc, a accroché ses patins en pleine saison, en février, après avoir marqué plus d’une fois dans son but. L’ancien ministre de la Santé ne s’était jamais senti à l’aise à l’Éducation. Il a multiplié les gaffes. La goutte qui a fait déborder le vase, c’est quand il a dit n’avoir rien contre la fouille à nu d’un élève du secondaire, pourvu que ça se fasse de manière « respectueuse ». L’été précédent, Yves Bolduc avait provoqué un tollé en déclarant au Devoir, à propos des coupes dans les bibliothèques scolaires : « Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça. » Ses primes de 215 000 $ (dont il a remboursé une partie) pour avoir accepté de nouveaux patients en tant que médecin de famille tandis qu’il était député dans l’opposition — primes qu’il avait lui-même instaurées en tant que ministre de la Santé dans le précédent gouvernement — ont aussi soulevé la controverse. Depuis, Yves Bolduc est retourné pratiquer la médecine. Et il a été recruté comme conseiller chez Hill+Knowlton Stratégies.
Un frein aux indemnités de départ
La démission d’Yves Bolduc — et de huit autres députés — en plein mandat a provoqué un débat sur les indemnités de départ accordées aux élus. Le gouvernement a fait adopter à l’unanimité un projet de loi qui rend moins attrayante l’idée de démissionner en cours de mandat. Les députés n’auront plus droit à ces indemnités de transition s’ils quittent leurs fonctions avant les prochaines élections. Seule exception : si un élu démissionnaire ou un de ses proches est gravement malade. De l’avis général, il fallait encadrer les indemnités de départ. Moins d’un an et demi après les dernières élections, pas moins de neuf députés avaient démissionné, la plupart avec des primes allant jusqu’à 150 000 $. Le gouvernement compte maintenant réformer la rémunération des élus. Le projet de loi 79 prévoit que la rémunération des députés passera de 88 000 $ à 140 000 $ en contrepartie de l’abolition d’autres avantages. L’allocation de dépenses nonimposable de 16 000 $ sera incluse dans le salaire de 140 000 $ et deviendra soumise à l’impôt. Et la contribution des élus à leur régime de retraite passerait de 21 % à 41 %.
Un géant et ses retombées
Il y a des morts qui sonnent la fin d’une époque. Celle de Jacques Parizeau, le 1er juin, a rappelé à quel point les bâtisseurs de pays sont rares dans l’histoire d’un peuple. Le départ de Monsieur, 20 ans après le référendum de 1995, a aussi mis en relief les défis du mouvement souverainiste. Le Parti québécois n’a remporté que deux timides victoires électorales depuis le Non d’il y a deux décennies — en 1998, avec moins de voix que les libéraux, et en 2012, avec une minorité des sièges à l’Assemblée nationale. Et le Bloc québécois s’est encore marginalisé au scrutin d’octobre dernier. Les indépendantistes sauront-ils faire renaître le goût du « pays » ?
Les croûtes de PKP
L’apprentissage est difficile pour Pierre Karl Péladeau. Couronné chef du Parti québécois en mai dernier, l’actionnaire de contrôle de l’empire Québecor a admis avant Noël avoir des « croûtes à manger » pour prendre ses aises. Jean Charest avait connu les mêmesdifficultés quand il avait été parachuté à la tête du Parti libéral du Québec en 1998. Il avait mis quatre ans avant de maîtriser les subtilités de la politique québécoise. Pour bien des observateurs, y compris au sein du PQ, le nouveau chef a peu de marge de manoeuvre. Son faux pas de cet automne, quand il a dû clarifier sa pensée sur l’indivisibilité du territoire québécois en cas d’indépendance, a laissé planer des doutes sur le jugement et la culture politique de l’homme d’affaires.
« Super Coderre » à l’oeuvre
Pendant ce temps, la lune de miel entre Denis Coderre et les électeurs se poursuit de plus belle : le maire de Montréal reste le politicien le plus populaire au Québec, avec un taux de satisfaction record de 72 %, selon un sondage Léger publié en novembre. Le « maire téflon » a quand même subi des égratignures. Le rejet dans le fleuve de milliards de litres d’eaux usées, à cause de travaux à l’autoroute Bonaventure, a suscité la controverse. Denis Coderre a aussi dû défendre l’embauche de son ami Michel Dorais à 1800 $ par jour pour gérer l’arrivée des réfugiés syriens à Montréal. Pour le reste, l’hypermaire continue de cultiver son image de « gars de terrain » : il n’a pas hésité à détruire une dalle de béton de Postes Canada à coups de marteau-piqueur. Il a aussi été le premier politicien de l’histoire de Montréal à descendre dans un égout de la Ville. Sous l’oeil bienveillant des caméras, bien sûr.