Pour retrouver la dignité usurpée

Un des mots qui reviennent le plus souvent, dans les milliers de pages du rapport de la Commission de vérité et réconciliation, est « honte ». Les autochtones ont honte. Honte d’être eux-mêmes.
On le sait depuis longtemps, mais la commission le souligne une fois de plus à gros traits : les Premières Nations de ce pays souffrent encore des politiques racistes et colonialistes mises en place il y a plus de deux siècles. La loi fondamentale qui régit les relations entre les « Indiens » et l’État canadien vise à assimiler ces « sauvages » qui ignorent les vertus de la « civilisation ». Adopté en 1857, l’ « Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages » — c’est son nom — ne laisse aucun doute sur ses intentions.
L’acte est devenu en 1876 la Loi sur les Indiens. Bien sûr, la loi a été amendée au fil des décennies pour la rendre chaque fois un peu moins raciste. Mais l’esprit profondément destructeur du texte demeure.
À peu près tout le monde a pleuré dans la salle lors de la présentation du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, cette semaine. Même Justin Trudeau a versé une larme. Il y avait quelque chose de bouleversant à entendre les « survivants » des pensionnats raconter leur calvaire.
Vous connaissez l’histoire : en près de deux siècles, de 1820 à 1996, 150 000 enfants autochtones ont été retirés de leur famille pour se faire « civiliser » dans des pensionnats gérés par des religieux. Le but : transformer ces sauvages en bons petits Canadiens pure laine. Tout était mis en oeuvre pour les civiliser comme il se devait. Ils se faisaient couper les cheveux, on leur interdisait de parler leur langue et on leur faisait comprendre qu’ils étaient des moins que rien. Ils se faisaient battre, insulter, agresser. Ils mouraient de la tuberculose. Ou dans des incendies. Plusieurs sont morts — perdus, noyés… — en fuyant les pensionnats.
La Commission a pu recenser avec certitude 3201 morts d’enfant en rapport avec les pensionnats. Le nombre réel des victimes est sans doute 10 fois plus élevé.
Il fallait casser les « sauvages ». La loi le disait. Le plan a presque fonctionné. Ils ont été brisés. Le seul « problème », c’est qu’ils sont restés autochtones.
Mettre fin à l’ignorance
« On m’a rendu honteux à mort d’être qui j’étais », a raconté John Banksland, un Inuit de 73 ans qui a passé 15 années de sa vie dans des pensionnats. Il parlait avec fierté de ses trois filles et de sa petite-fille, cette semaine. Mais une chose l’inquiète. Sur les bancs d’école, ses enfants n’ont jamais entendu parler du scandale des pensionnats. Comme si cette catastrophe n’avait jamais existé. Comme les autres Québécois, les jeunes autochtones connaissent mal leur histoire. C’est une des sources de la tragédie.
« Il y a encore des lacunes évidentes en matière d’éducation des autochtones », dit Bruno Sioui, un professeur retraité de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Ce psychoéducateur a longtemps renié ses origines huronnes. « J’ai eu une période où je voulais devenir blanc. On se sentait coupable d’être autochtone », dit-il.
Bruno Sioui se méfie des grands « plans », des programmes pompeux visant à aider les autochtones. Il veut du concret. « Je n’ai rien à foutre des excuses du pape ! Ce n’est pas avec ça qu’on va améliorer la vie des jeunes », dit-il.
Pour lui, le défi le plus urgent est d’améliorer l’éducation. Il estime que les trois quarts des autochtones décrochent avant d’avoir un diplôme d’études secondaires. Facile à comprendre : il manque tellement d’enseignants que les écoliers vont souvent à l’école deux ou trois jours par semaine, selon lui. Le taux de roulement des enseignants est vertigineux. La plupart sont blancs. Ils vont travailler dans le Nord en attendant de trouver mieux chez eux.
La seule façon de sortir les Premières Nations de la misère, c’est d’éduquer les enfants, croit Bruno Sioui. Qu’ils apprennent à devenir libres. Qu’ils apprennent d’où ils viennent. Pour déterminer où ils veulent aller.
Le temps de l’ambition
La bonne nouvelle, c’est que le gouvernement Trudeau est d’accord avec le verdict de la Commission vérité et réconciliation. Le premier geste du premier ministre, après la publication du rapport, a été d’annuler le plafonnement à 2 % des dépenses fédérales pour les Premières Nations. Le coeur sur la main, au bord des larmes, Justin Trudeau s’est engagé solennellement pour un « renouveau total » des relations entre Ottawa et les 60 nations autochtones du Canada : « Je vous donne ma parole. »
Carole Lévesque, sociologue à l’Institut national de la recherche scientifique, estime que les conditions n’ont jamais été aussi favorables à une réforme en profondeur des affaires autochtones au pays. La dernière fois qu’un premier ministre du Canada a été aussi ambitieux que Justin Trudeau remonte à 1969. Un certain Pierre Elliott Trudeau et son ministre des Affaires autochtones, Jean Chrétien, s’étaient engagés à régler à leur façon ce qu’ils appelaient le « problème autochtone » : ils avaient proposé d’abolir la Loi sur les Indiens, d’éliminer les réserves et de faire des membres des Premières Nations des citoyens canadiens comme les autres.
« Au fond, Trudeau et Chrétien cherchaient à refiler aux provinces ce qu’ils considéraient comme un problème », estime Carole Lévesque.
Les historiens décrivent cet épisode comme un des derniers chapitres de l’impérialisme canadien envers les autochtones. On aura beau essayer bien fort de les assimiler, non, les « Indiens » ne sont pas des Canadiens comme les autres. Le livre blanc de Trudeau et Chrétien en 1969 a eu l’effet contraire à celui escompté : plutôt que de s’éteindre, les Premières Nations ont pris conscience de leur différence.
Dans les années suivantes, les gouvernements ont signé des traités de nation à nation qui ont préséance sur la Loi sur les Indiens. Les Cris et les Naskapis du Québec jouissent d’une autonomie décrite comme un modèle à suivre, depuis la signature de la Convention de la Baie-James, en 1975. Carole Lévesque croit que le gouvernement Trudeau — et les Premières Nations — a tout à gagner à s’inspirer d’ententes comme celle-là. Elle cite aussi la création du Nunavut, immense territoire pour 35 000 Inuits qui ont leur propre Parlement depuis le 1er avril 1999.
Remarquez, les gens du Nunavut font face aux mêmes défis que les autres Premières Nations : aux dernières nouvelles, une épidémie de suicides sévissait dans le territoire. Les logements sont surpeuplés. La violence fait des ravages. Mais les Inuits du Nunavut ne peuvent jouer aux victimes et blâmer Ottawa pour leurs problèmes. Ils forment une nation. Ils ont une relative autonomie. Et se prennent en main.
Un chef souverainiste
« Comme disait Justin Trudeau, on est en 2015. C’est le temps d’innover en matière de gouvernance pour les autochtones », dit Carole Lévesque.
Elle croit qu’un jour la Loi sur les Indiens sera éliminée. Ce sera un vaste chantier. Certains diront un panier de crabes. Une entreprise colossale dont un gouvernement peut facilement perdre le contrôle, comme les conservateurs de Brian Mulroney avec l’Accord du lac Meech, en 1990. Ce genre de bataille cause de gros maux de tête et rapporte bien peu sur le plan électoral.
« La Loi sur les Indiens est une loi patriarcale et coloniale qui doit être remplacée à plus ou moins long terme, c’est clair. Mais jamais elle ne le sera sans dispositions juridiques et constitutionnelles adéquates pour les autochtones », estime Carole Lévesque.
En bref, les Premières Nations tiennent à ce qu’Ottawa continue de veiller à ses obligations envers les autochtones. C’est une question de gros sous. Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, en convient. Il ajoute que les autochtones tiennent à discuter de nation à nation avec Ottawa ou Québec. C’est pour ça qu’il est allé dire au congrès du Parti québécois, le mois dernier, qu’il est « souverainiste ». Mais pas tout à fait le genre de souverainiste auquel s’attendaient les péquistes.
« Les Premières Nations sont sous le joug de la colonisation, dit-il. C’est ça qu’on veut renverser. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, invoqué par le Parti québécois, s’applique aussi à nous ! »