En attendant le vrai sondage…

Les chefs de parti sont scrutés à la loupe durant toute la campagne électorale. Les électeurs aussi...
Photo: Christine Muschi La Presse Canadienne Les chefs de parti sont scrutés à la loupe durant toute la campagne électorale. Les électeurs aussi...
Les sénateurs escrocs, le ralentissement économique, la crise des réfugiés et le niqab ont fait jaser, depuis le 2 août. Mais les sondages sont en train de s’imposer comme le sujet qui aura dominé cette campagne électorale du début à la fin. Doit-on craindre les effets pervers de la multiplication des sondages ?
 

Les électeurs et les stratèges politiques de tous les partis ont le nez collé sur les enquêtes d’opinion, à neuf jours du scrutin. Plus de quatre électeurs sur dix s’apprêtent à voter non pas en fonction de leurs convictions profondes, mais pour le parti qui a le plus de chances de battre le gouvernement Harper. Bref, comme des moutons, une bonne partie des électeurs va suivre la vague, pour voter « utile », pour éviter de « gaspiller » leur vote.

Le « vote stratégique », c’est de cela qu’il s’agit, devient un phénomène marquant des campagnes électorales au pays. En se comportant ainsi, les électeurs favorisent les vieux partis, qui incarnent généralement le statu quo. Tant pis pour les petits partis qui représentent le changement. Tant pis pour la diversité d’opinions au Parlement. Pas pour rien que Gilles Duceppe invite les Québécois, surtout les souverainistes, à voter selon leur conscience. Le vote stratégique fait mal au Bloc québécois.

Lorsqu’une élection donne lieu à un « vote stratégique », « les personnes qui pensent voter pour des petits partis (Parti vert, Québec solidaire ou Option nationale, par exemple) auront tendance à ne pas voter ou à reporter leur vote sur un “grand” parti », explique Claire Durand, professeure de sociologie à l’Université de Montréal. Elle est considérée comme une sommité en matière de sondages.

Effets pervers

 

Mme Durand calcule que plus de 50 sondages ont été publiés dans les médias nationaux depuis le début de la campagne, le 2 août. D’autres observateurs en ont compté près d’une centaine. D’une façon ou d’une autre, c’est beaucoup. Plus d’un sondage par jour. Parfois plus. Du jamais vu, selon les habitués des campagnes au Canada.

Les effets pervers des sondages sont bien documentés : cela peut inciter les gens à « voter stratégique », peut provoquer un effet d’entraînement (comme la vague orange de 2011), peut inciter des électeurs à ne pas voter (mon parti est tellement en avance ou tellement en retard dans les intentions de vote que je n’ai pas besoin d’aller voter).

Le danger, aussi, c’est que les électeurs se désintéressent des programmes des partis, portent peu d’attention à l’équipe, aux candidats. Mais on n’a pas besoin des sondages pour ça : les campagnes électorales sont devenues un concours de personnalité centré sur les chefs. En fin de campagne, les électeurs ont tendance depuis longtemps à se forger une opinion d’après leur impression des chefs — ou à se concentrer sur un seul enjeu, comme le niqab, par exemple —, bien au-delà des subtilités des programmes.

Électeurs volages

 

« Il existe un risque réel que les sondages détournent l’attention du contenu, mais ça ne m’apparaît pas trop préoccupant », nuance André Blais, professeur au Département de science politique de l’Université de Montréal.

Les soi-disant effets pervers des sondages restent négligeables, croit aussi Claire Durand. La science n’a jamais démontré d’effets pervers significatifs, selon elle. Le fameux « bandwagon effect », cette tendance à suivre la meute, a été démenti dès 1940 par les recherches de George Gallup et Saul Forbes Rae (le père de Bob Rae), note Mme Durand.

« Non, il n’y a pas de tyrannie des sondages, répond-elle sans hésiter. On peut même dire qu’il n’y a pas assez de sondages ! » ajoute-t-elle en riant.

Pas assez de sondages ? La boutade comporte un fond de vérité, précise Claire Durand. D’abord parce que les électeurs deviennent de plus en plus volages. Infidèles à un parti. Et imprévisibles. Depuis près d’une décennie, les sondeurs s’arrachent les cheveux à tenter de cerner l’humeur de l’électorat. En début de campagne, personne n’avait vu venir la vague adéquiste de 2007 au Québec. Ni la vague orange aux élections fédérales de 2011. Les élections provinciales de 2013 en Colombie-Britannique, de 2014 en Ontario et de 2015 en Alberta ont aussi mené à des résultats inattendus.

« Compte tenu de la volatilité de l’opinion publique, il ne faut jamais se fier à un seul sondage », dit Claire Durand.

Variations préoccupantes

 

Les opinions des électeurs changent. Les résultats des sondages varient aussi de façon importante en fonction des méthodes des sondeurs, note Claire Durand. Elle a étudié tous les sondages publiés dans les journaux depuis le début de la campagne. Les trois méthodes de cueillette des données — par un panel Web, par des entrevues au téléphone ou par des appels automatisés — donnent lieu à des variations « préoccupantes ».

Par exemple, en Ontario, les sondages menés par des appels automatisés semblent surestimer le vote pour le Nouveau Parti démocratique (NPD). Au Québec, c’est plutôt le vote conservateur qui paraît surestimé par les sondages automatisés. Et les sondages menés par des appels téléphoniques gonflent le vote pour le NPD. En Colombie-Britannique, les intentions de vote pour le Parti conservateur varient de façon préoccupante dans les sondages téléphoniques.

« Il y a même des différences entre les firmes utilisant le même mode d’administration, note Claire Durand dans son blogue. Ces différences existent quant au nombre de jours sur le terrain, à la question posée et à la proportion de discrets, à la proportion de téléphones cellulaires dans les échantillons ou à la manière dont les panellistes Web sont recrutés. »

Des électeurs volages, des sondeurs au bord de la crise de nerfs : la multiplication des sondages menace-t-elle la démocratie ? Devrait-on limiter la publication de sondages en période électorale ? Non, estiment les experts consultés par Le Devoir. L’expérience démontre que l’interdiction des sondages comporte des effets pervers insoupçonnés.

En Tunisie, par exemple, où la publication de sondages est interdite en campagne électorale, toutes sortes de rumeurs circulent sur les intentions de vote, explique Claire Durand. Les partis politiques font circuler des sondages biaisés. Des groupes se livrent à des sondages non scientifiques. « C’est encore plus dangereux que d’avoir des sondages publiés, comme ici. »

Le sondage est un instrument qui comporte plus d'imperfections qu'auparavant

Le sondage reste l'information la plus scientifique à laquelle les électeurs ont accès

À voir en vidéo