Les valeurs canadiennes accaparent les échanges

Le débat électoral portant sur les affaires étrangères, le quatrième et avant-dernier de la campagne, a été un prétexte pour discuter de valeurs canadiennes. Il est même devenu émotif à l’occasion, surtout lorsque la mémoire de Pierre Elliott Trudeau s’y est invitée.
L’échange entre Stephen Harper, Thomas Mulcair et Justin Trudeau en était à sa première demi-heure lorsque le chef libéral s’est fait demander par l’animateur pourquoi il avait appuyé le projet de loi antiterroriste C-51 malgré le fait qu’il le critiquait vertement. M. Trudeau y est allé de sa parade habituelle, à savoir que son parti sait trouver l’équilibre entre le besoin de sécurité et la protection des droits civils alors que les conservateurs n’en avaient que pour la sécurité et les néodémocrates, pour les droits civils. M. Mulcair est monté aux barricades pour dire qu’il faut « avoir le courage de ses convictions », ce qu’il a fait avec C-51.
« De la même façon que le NPD a été le seul parti à se tenir debout en 1970 quand Pierre Trudeau a mis des centaines de gens en prison sans procès et sans même des accusations », a lancé M. Mulcair.
Justin Trudeau s’est alors porté à la défense de son défunt père. « Pendant cette campagne, de manière directe ou indirecte, ces deux messieurs ont attaqué mon père. Et je veux être clair : je suis incroyablement fier d’être le fils de Pierre Elliott Trudeau. Et je suis chanceux qu’il m’ait légué ses valeurs. Quand on parle de son héritage, c’est d’abord celui de la Charte des droits et libertés, qui définit le Canada comme un pays qui défend les droits individuels, même contre les gouvernements qui veulent les enlever ; c’est celui du multiculturalisme […] et c’est celui du bilinguisme qui, selon mon père, voulait dire, M. Mulcair, qu’on dit la même chose en anglais et en français », a lancé M. Trudeau, émotif en ce 15e anniversaire, jour pour jour, du décès de son père. La foule l’a chaudement applaudi, comme elle l’a fait d’ailleurs à de nombreuses interventions, friande qu’elle semblait être du chef libéral.
Stephen Harper a été très discret dans ce segment, soutenant seulement que les pouvoirs conférés aux forces de sécurité canadiennes avec C-51 sont « similaires aux pouvoirs que les services de renseignements ailleurs en Occident ont ». Il s’est cependant enflammé quand son rival libéral a réitéré qu’il s’opposait à la loi conservatrice permettant de retirer sa citoyenneté canadienne à quelqu’un qui serait reconnu coupable d’un acte terroriste. Les conservateurs ont annoncé au cours du week-end qu’ils utiliseraient cette loi pour révoquer la citoyenneté à un membre de la cellule « Toronto 18 » reconnu coupable d’avoir comploté pour faire exploser des bombes.
« Êtes-vous sérieusement en train de dire, M. Trudeau, qu’on ne devrait jamais retirer la citoyenneté de quelqu’un ? Parce qu’on la retire aux criminels de guerre », a demandé M. Harper — qui s’est le moins souvent exprimé en français dans ce débat qui n’aura finalement pas été très bilingue. Le chef conservateur, qui n’était pas en manque de superlatifs, a soutenu que le condamné « aurait fait détoner une bombe de l’ampleur des attentats du 11-Septembre ! »
La crise des réfugiés a pour sa part une fois de plus donné lieu à des débats passionnés. Stephen Harper s’est de nouveau fait reprocher de ne pas en faire assez, reniant ainsi les traditions et valeurs du Canada qui s’est, dans le passé, montré ouvert et accueillant, ont accusé ses rivaux néodémocrate et libéral.
« On a accepté des dizaines de milliers de personnes », a rappelé Justin Trudeau, en citant l’arrivée d’Ukrainiens, de Hongrois, de Vietnamiens ou encore d’Israéliens. « Et M. Harper aime parler de sécurité. Mais la sécurité a toujours été une préoccupation, et on a toujours su s’en occuper. Même dans des situations extrêmes, et avec moins de ressources que ce qu’on a aujourd’hui », a précisé M. Trudeau. À Toronto même — où était organisé le débat de l’Institut Munk —, 38 000 Irlandais ont débarqué au XIXe siècle, en fuyant la famine vers une ville qui ne comptait que 20 000 habitants à l’époque. « Le Canada en a toujours fait plus. […] Il ne s’agit pas de politique. Il s’agit d’être le pays que nous avons toujours été dans le passé », a martelé le chef libéral. Les provinces, les villes et les Canadiens demandent aujourd’hui qu’Ottawa en fasse davantage pour accueillir les réfugiés quittant l’Irak et la Syrie. « Et ce gouvernement traîne de la patte pour ne pas en faire plus », a-t-il reproché.
Mais le chef conservateur a vivement défendu sa réponse à la crise, rappelant qu’il avait annoncé début août l’accueil de 10 000 réfugiés syriens supplémentaires. Le gouvernement conservateur a consulté ses fonctionnaires, a fait valoir M. Harper, et il est arrivé à ce chiffre. Les États-Unis ont d’ailleurs annoncé la même cible, a-t-il souligné en notant que « c’est un pays dix fois plus grand que nous ». « Nous répondons de façon responsable, mais aussi généreuse. Et c’est la responsabilité du gouvernement du Canada. Et non pas de chercher à faire les manchettes », a scandé M. Harper.
Une affirmation qui a fait bondir Thomas Mulcair, qui a dénoncé un tel discours de la part du premier ministre d’un pays jadis reconnu pour son accueil et son « aide aux plus démunis de la terre ».« Je trouve que c’est un manque de respect, non seulement pour nous qui sommes sur cette scène […], mais un manque de respect pour les Canadiens et les valeurs canadiennes ».
Environnement
Lorsqu’il a été question de changements climatiques, Stephen Harper a chaudement vanté son bilan, soutenant que, pour la première fois de l’histoire, les émissions canadiennes de gaz à effet de serre (GES) avaient diminué « pendant que l’économie a crû ». Dans les faits, les GES ont seulement diminué en 2008 et en 2009, pendant la crise économique. M. Trudeau a raillé les propos de M. Harper. « Il dit que le Canada est un leader en matière d’environnement. Je pense qu’il commence même à se croire. » M. Mulcair a fait valoir qu’on ne pouvait en la matière faire confiance à aucun de ces deux partis pour lutter contre les changements climatiques. Il a réitéré son intention d’instaurer un système de plafonds et d’échanges pour réduire les émissions de GES, tout en laissant les provinces ayant déjà pris les devants conserver leur plan s’il est jugé suffisant. « Si les provinces font autre chose qui fonctionne, nous n’allons pas imposer les moyens. Ce dont nous discuterons, c’est l’obligation de résultat », a dit M. Mulcair.
Par ailleurs, les trois chefs ont croisé le fer sur la question du pipeline Keystone XL vers les États-Unis, qui n’est toujours pas accepté par Washington. Justin Trudeau a soutenu que le dossier Keystone reflétait une détérioration des relations canado-américaines. « Nous avons un premier ministre qui n’aime pas Barack Obama. »
En matière d’aide internationale, Justin Trudeau a salué l’initiative de M. Harper pour la santé maternelle et infantile, lancée en 2010. Mais le chef libéral a rapidement souligné qu’elle était incomplète, car elle ne fait rien pour aider les 8 % de cas de mortalité des mères lors d’avortements non sécuritaires. « Le viol est non seulement une arme de guerre, mais une stratégie », a renchéri M. Mulcair en critiquant « l’approche doctrinaire » de M. Harper. Le chef conservateur a rétorqué qu’il fallait oeuvrer à aider, dans les pays où on le peut, avec des projets qui « unissent les gens ».
Thomas Mulcair a réitéré son souhait de bonifier l’enveloppe d’aide internationale du fédéral à 0,7 % du revenu national brut (contre 0,25 % actuellement). Il s’agit cependant d’un « objectif » pour lequel un gouvernement néodémocrate établirait un « échéancier », a admis le chef du NPD, dont le cadre financier pour les quatre premières années d’un mandat ne faisait aucune mention de cette hausse budgétaire.
