Le match revanche de Gilles Duceppe

Dans le sous-sol du Comité social Centre-Sud, des dizaines de personnes sont attablées pour prendre le dîner à 3,50 $. Ça sent bon. Soupe au chou, omelette aux tomates, riz et salade verte. Daniel Noël, un retraité de 65 ans, avale rapidement sa bouchée quand on s’approche pour lui parler des élections.
« J’adore la politique, moi, Monsieur. Je suis souverainiste et j’ai toujours voté pour le Bloc, sauf à l’élection de 2011, où j’ai appuyé Jack Layton. Je vais encore voter NPD parce que je veux remplacer Harper », dit ce militant de Québec solidaire.
« Gilles Duceppe a été un bon député, et le Bloc a fait du bon travail, mais on est rendus ailleurs. Faut jeter Harper dehors à coups de pied ! ajoute Daniel Noël. C’est une élection entre la gauche et la droite, pas entre fédéralistes et souverainistes. L’indépendance va se faire à Québec, pas à Ottawa. »
En écoutant ce client de la soupe populaire, difficile de croire qu’on se trouve dans ce qui a été une des plus solides forteresses bloquistes. Gilles Duceppe a été le premier élu sous la bannière du Bloc, ici, dans une élection partielle en 1990. Il a régné sans partage durant 21 ans, jusqu’à cette vague orange du 2 mai 2011 qui a emporté tous les députés bloquistes, sauf quatre.
Le match revanche est loin d’être gagné pour Gilles Duceppe. Il est sans aucun doute un des politiciens les plus respectés au Québec, y compris dans son ancienne circonscription. Mais en parlant aux gens, on se rend compte que le désir de changement semble plus fort que tout. Et que le Bloc n’est pas nécessairement perçu comme le parti du changement.
« J’aime beaucoup Gilles Duceppe, je pourrais voter pour lui au provincial, mais le Bloc ne sert plus à grand-chose. Il ne prendra jamais le pouvoir », dit Michel Beauregard, assis à la table d’à côté. Sa voisine de table, Sylvie Lalonde, est bien d’accord. « Je souhaite un gouvernement néodémocrate majoritaire. Le Bloc divise le vote », dit-elle.
Programmes menacés
Un étage plus haut, à l’entrée du Comité social Centre-Sud, la directrice générale, Isabelle Aubin, nous reçoit dans son bureau. L’élection fédérale prend une importance cruciale dans Laurier–Sainte-Marie, explique-t-elle. Les programmes fédéraux d’aide au logement social et de lutte contre l’itinérance font partie des priorités dans cette circonscription, qui englobe une partie du centre-ville, le Centre-Sud, le Village gai, le Plateau-Mont-Royal et Hochelaga. Il y a toutes sortes de monde ici. Les condos à un demi-million de dollars côtoient les immeubles à logements décrépits.
Les programmes fédéraux d’aide au logement social et de lutte contre l’itinérance font partie des priorités, disait-on. Mais ils ont été abolis. Ou sont en voie de l’être.
« Nous sommes non partisans, nous travaillons avec le gouvernement en place, mais un changement de politique ferait notre affaire, c’est certain. Il y a peu de politiques contre la pauvreté à Ottawa », dit Isabelle Aubin.
Si le gouvernement Harper reste au pouvoir, Ottawa se retirera complètement du financement du logement social durant le prochain mandat. Des réductions de 1,7 milliard. Ici, dans le Centre-Sud de Montréal, 1000 logements sont en péril. C’est énorme.
Les temps sont durs pour le milieu communautaire. Le Comité social a perdu deux employés (sur onze) à cause des compressions fédérales. Il risque maintenant de perdre son bâtiment, une ancienne école fournie gratuitement par la Commission scolaire de Montréal.
Pour aider les familles, le gouvernement Harper mise d’abord sur les chèques de 60 $ par mois par enfant qu’il envoie directement aux parents. Isabelle Aubin ne peut pas être contre l’aide directe aux familles, mais elle croit qu’il y a des façons plus efficaces d’aider les démunis. « Un chèque, ça va “patcher” la pauvreté. Les programmes sociaux sont bien plus importants qu’un chèque aux familles. »
« Là pour rester »
Le Comité social Centre-Sud est un passage obligé pour les candidats à l’élection. Gilles Duceppe a travaillé de près avec le milieu communautaire durant deux décennies. La candidate libérale Christine Poirier, une jeune mère de famille qui a lancé son entreprise de vêtements, mène aussi une campagne assidue auprès du communautaire. Et tous les groupes du quartier connaissent la députée sortante, la néodémocrate Hélène Laverdière, et n’ont que de bons mots pour elle.
« On a bien démontré qu’on n’est pas un feu de paille, qu’on est là pour rester, dit Hélène Laverdière, qui habite dans le quartier depuis 2007. On est les mieux placés pour remplacer Stephen Harper et se doter d’un bon gouvernement progressiste. »
Gilles Duceppe n’a pas dit son dernier mot, affirme David Pagé, son directeur de campagne dans Laurier–Sainte-Marie. Le chef du Bloc se concentre principalement sur sa campagne nationale jusqu’à la semaine prochaine. Mais son lien privilégié avec la circonscription reste fort malgré sa défaite crève-coeur d’il y a quatre ans, explique-t-il.
« Les gens nous disent : “On s’excuse, on a voté pour Jack Layton la dernière fois, mais on le regrette.” La réalité, c’est qu’à la dernière élection M. Duceppe n’a pas perdu contre Hélène Laverdière, il a perdu contre Jack Layton », dit David Pagé.
Le chef bloquiste a recueilli pas moins de 984 signatures en appui à sa candidature en quelques heures — les candidats doivent amasser 100 signatures pour se présenter. Quelque 240 bénévoles se sont portés volontaires pour sa campagne dans la circonscription, selon son organisateur.
Fait à noter, le Bloc estime que le redécoupage de la carte électorale joue en sa faveur. La circonscription a perdu environ 10 000 électeurs du Mile-End — terreau fertile pour le NPD — qui se retrouvent désormais dans Outremont. Quelque 4000 électeurs généralement nationalistes d’Hochelaga, dans l’est, viennent aussi se greffer à la circonscription convoitée par Gilles Duceppe.
L’organisateur David Pagé est convaincu qu’il peut venir à bout de la majorité de 5382 voix d’Hélène Laverdière. Comme son chef, il se prépare à mener la bataille de sa vie durant les prochaines semaines.
Candidats en lice dans Laurier–Sainte-Marie
Gilles Duceppe – Bloc québécoisPierre Fontaine – Parti communiste
Daniel Gaudreau – Parti conservateur
Cyrille Giraud – Parti vert
Hélène Laverdière – Nouveau Parti démocratique
Christine Poirier – Parti libéral du Canada
Les gens nous disent: "On s’excuse, on a voté pour Jack Layton la dernière fois, mais on le regrette." La réalité, c’est qu’à la dernière élection M. Duceppe n’a pas perdu contre Hélène Laverdière, il a perdu contre Jack Layton.