10 milliards de déficit avec les libéraux

La formule avait fonctionné en 1993 pour Jean Chrétien, et c’est au tour de Justin Trudeau de l’utiliser dans l’espoir de rameuter les électeurs. Le chef libéral promet de faire du Canada, s’il est élu, un vaste chantier de construction en investissant pas moins de 60 milliards de dollars de plus en 10 ans dans les infrastructures du pays. Du coup, il passera le reste de la campagne électorale à plaider que les trois déficits qui s’ensuivront sont nécessaires pour revigorer l’économie stagnante du pays.
« Le plan libéral mise sur l’investissement, sur la croissance, a lancé Justin Trudeau. C’est ce qui va donner aux Canadiens les emplois et l’avenir dont ils ont besoin. C’est notre priorité. Nous voulons créer cette croissance nécessaire pour qu’on puisse se sortir des déficits de [Stephen] Harper et retrouver l’équilibre en 2019. »
Le plan libéral consiste à doubler les investissements prévus en infrastructures de 65 à 125 milliards $ au cours de la prochaine décennie. L’argent sera investi dans le transport collectif, le logement social, les garderies ou encore les réseaux d’aqueduc. Selon M. Trudeau, M. Harper « ne comprend pas que pour faire croître l’économie, il faut investir dans les Canadiens et les infrastructures qu’ils utilisent ». Il a cependant pris soin d’insister sur le fait qu’il « ne s’agit pas de dépenses de relance » de l’ampleur de celles de 2008-2009.
Ce grand coup donné par le Parti libéral n’est pas sans rappeler le programme électoral sur lequel s’était fait élire Jean Chrétien en 1993. Le chef libéral d’alors avait martelé « jobs, jobs, jobs » pendant la campagne, promettant là encore d’importantes injections de fonds pour la réfection des infrastructures canadiennes.
À cette époque aussi, les libéraux tentaient de défaire un gouvernement progressiste-conservateur au pouvoir depuis neuf ans et avec autant de déficits à son actif.
Dans les coulisses libérales, on explique que cette similitude n’est pas un hasard. « C’est le même degré d’ambition que le livre rouge de 1993 », confie au Devoir un stratège. Cette source reconnaît que cette stratégie est « audacieuse ». Car le corollaire de l’annonce de M. Trudeau est que son éventuel gouvernement présentera trois budgets déficitaires avant de renouer avec l’encre noire en 2019. Ces déficits, promet le document d’information, seront « de moins de 10 milliards de dollars par an » pour les deux premières années, soit 3 % du budget annuel de 300 milliards d’Ottawa.
« On vient de camper le choix de l’élection. C’est l’économie, et on est les seuls à proposer d’investir massivement pour stimuler l’économie », continue le stratège. « Ça permet de nous distinguer du NPD, car on se présente comme le choix le plus progressiste. […] Kathleen Wynne a gagné ses élections comme ça en Ontario, en promettant d’investir plutôt que d’éliminer le déficit. Quand l’économie va mal, les gens ne veulent pas qu’on les laisse tomber. »
Les libéraux se targuent d’être les seuls à oser dire la vérité aux Canadiens, à savoir qu’avec une récession qui pointe à l’horizon, l’équilibre budgétaire est à peu près impensable. Selon M. Trudeau, faire croire le contraire, comme le fait Thomas Mulcair en promettant un premier budget néodémocrate équilibré, est similaire à ce qu’avait fait Stephen Harper à l’automne 2008. Il avait nié l’ampleur de la crise et avait promis un budget équilibré pour finalement aligner sept déficits.
Le chef conservateur rejette du revers de la main la comparaison. « Nous faisions face en 2008-2009 à un effondrement financier mondial. Pas seulement à une diminution de l’activité économique [comme aujourd’hui] », a-t-il rappelé. « Ma formation en économie me dit que c’est dans ces moments-là qu’il faut faire des déficits. » Rappelons que M. Harper n’avait pas voulu présenter de plan de relance à l’époque et que c’est seulement lorsque les partis d’opposition ligués en coalition l’ont menacé de le renverser qu’il a obtempéré en janvier 2009.
Selon M. Harper, lorsque le pays affiche une croissance, même modeste, comme c’est le cas actuellement, « ce n’est pas le temps de renouer avec les déficits. Et les déficits de Trudeau ne seront pas petits. M. Trudeau a fait des promesses de milliards de dollars. Il a dit que les budgets s’équilibreraient d’eux-mêmes. Il n’a aucune idée de ce dont il parle en ces matières. Et c’est pourquoi vous pouvez être certains que ses petits déficits deviendront de gros déficits et que cela ramènera le Canada dans un contexte d’impôts élevés et de programmes charcutés comme sous le précédent gouvernement libéral. »
Thomas Mulcair pour sa part a durci encore un peu le ton sur la question des déficits en les présentant comme un vecteur d’injustice générationnelle. « Les conservateurs ont présenté huit déficits en ligne. Aujourd’hui, les libéraux veulent avoir des déficits pendant plusieurs années. Je suis tanné de voir les gouvernements mettre cette dette sur les épaules des prochaines générations. »
Relance ou pas ?
L’économiste Marc Van Audenrode, de chez Analysis Group, ne peut s’empêcher de trouver « rafraîchissante » l’admission de M. Trudeau que déficit il y aura. Quant à la pertinence économique de se lancer dans un vaste programme d’investissements, il formule quelques nuances. « L’économie canadienne ne va pas si mal que ça », dit-il en soulignant que la récession est essentiellement causée par la chute du prix des matières premières. « Il n’y a pas de panique en la demeure. Nous ne sommes pas en 2008 ou 2009. Je ne pense pas qu’on a besoin d’un plan de relance. »
D’un autre côté, il reconnaît le besoin criant d’investissements dans les infrastructures et la facilité de faire de tels investissements quand les taux d’intérêt sont aussi bas qu’à l’heure actuelle. « Il y a une très fine marge entre le besoin de remplacer les infrastructures et le risque de provoquer des problèmes de surchauffe économique. »