Ottawa se donne dix heures pour en finir avec C-51
Aussitôt amorcé, aussitôt écourté. Le débat sur le projet de loi antiterroriste a à peine commencé que le gouvernement conservateur en limite la durée. Une dizaine d’heures pourront être consacrées à débattre de C-51 avant qu’il ne soit soumis à un vote lundi soir et envoyé en comité parlementaire. Tout cela alors que, d’un côté, la population se dit très favorable à ce projet de loi et que de l’autre, experts, juges à la retraite et ex-premiers ministres s’en disent très préoccupés.
Après quatre discours mercredi soir (ceux des ministres Steven Blaney et Peter MacKay et des deux chefs de l’opposition), le gouvernement a signifié son intention de couper court au débat. Il a duré deux heures mercredi, quatre heures jeudi et durera environ cinq heures lundi.
L’opposition fulminait. « J’ai déjà consacré des dizaines d’heures à lire et analyser C-51 », a fait valoir le néodémocrate Craig Scott. « J’ai des connaissances dans les lois en matière de sécurité. Je n’aurai probablement pas l’occasion de prendre la parole sur ce projet de loi. […] C’est un travestissement complet de la démocratie. »
L’opposition néodémocrate et libérale demande notamment la mise en place d’un mécanisme de surveillance parlementaire des activités de renseignement, activités qui seront élargies avec C-51. Il existe à l’heure actuelle un organisme d’examen du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) — sur lequel ont siégé Philippe Couillard et Arthur Porter —, mais il fait ses rapports après coup. Le mécanisme envisagé par l’opposition (à l’instar de ce qui existe aux États-Unis ou en Grande-Bretagne) opérerait en temps réel. Les parlementaires seraient mis en continu au parfum de ce que trame le SCRS et pourraient dire si oui ou non les actions envisagées sont acceptables. Le gouvernement conservateur refuse.
Avec C-51, le SCRS obtient un vaste nouveau pouvoir, celui de « perturber » les activités de gens qui menacent la « sécurité du Canada » (faire échouer une transaction, par exemple). Ce pouvoir existe déjà pour les corps policiers, mais il débouche généralement sur des mises en accusation. Ce ne sera pas le cas pour le SCRS, qui n’a pas le mandat de mener des enquêtes. Les « perturbations » du SCRS devront être approuvées au préalable par un juge. Ce qui fait dire au ministre de la Défense, Jason Kenney, que le C-51 « ne donne pas de nouveaux pouvoirs à la police ou aux agences de renseignement, mais plutôt aux juges et aux tribunaux ».
Le NPD en particulier craint que le SCRS ne s’attaque aux écologistes ou aux protestataires autochtones puisque la « sécurité du Canada » est définie de manière très large dans le projet de loi. Le ministre de la Justice, Peter Mackay, a écarté cette possibilité. « Ce type d’activités que décrit le député ne sera pas ciblé par le SCRS ou la GRC », a-t-il assuré.
Des citoyens d’accord…
Ce débat survient alors qu’un sondage d’Angus Reid effectué en ligne auprès de 1509 personnes démontre que l’appui de la population envers le projet de loi C-51 est très élevé. Ainsi, 91 % des répondants sont d’accord avec la criminalisation du discours terroriste, 87 % se disent en faveur de l’ajout de personnes soupçonnées de terrorisme sur les listes d’interdiction de vol et 80 % en faveur du prolongement de trois à sept le nombre de jours qu’une personne soupçonnée d’allégeance terroriste peut être gardée derrière les barreaux sans qu’une accusation ne soit portée. Le sondage n’a cependant pas interrogé les répondants sur le nouveau pouvoir de perturbation du SCRS, que plusieurs associent à la création d’une « police politique ».
… et d’ex-dirigeants inquiets
Cet appui populaire n’a d’égal que les critiques des spécialistes qui déplorent l’absence d’un mécanisme de surveillance additionnel. Cette inquiétude a été relayée dans une lettre ouverte signée par quatre anciens premiers ministres (Jean Chrétien, Paul Martin, John Turner et Joe Clark), cinq anciens juges de la Cour suprême (dont Louise Arbour et Claire L’Heureux-Dubé), sept anciens ministres fédéraux (tous libéraux) ainsi que quatre personne ayant siégé sur le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (chargé de l’examen du SCRS) ou sur la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC.
« Nous sommes tous d’avis que l’absence d’un mécanisme efficace et complet d’examen des agences de sécurité nationale du Canada fait en sorte qu’il est difficile d’évaluer de manière significative l’efficacité et la légalité des activités de ces agences. Ceci soulève d’importants problèmes de protection du public et des droits de la personne. »
Les signataires rappellent le sombre cas de Maher Arar, ce Canadien qui n’était accusé de rien mais qui a été déporté par les États-Unis vers la Syrie après avoir été étiqueté à tort par le SCRS comme ayant des liens avec al-Qaïda. En 2006, une commission d’enquête a conclu qu’il fallait un mécanisme de reddition de comptes pour les services de renseignements. Contrairement à celles d’un corps de police, les déterminations faites par les services de renseignement n’aboutissent pas au dépôt d’accusations. La personne qui en fait l’objet n’a donc aucun forum où elle peut contester les conclusions tirées à son sujet.
« Il a été démontré que d’importantes violations de droits de la personne peuvent être commises au nom de la sécurité nationale », écrivent d’ailleurs les signataires de la lettre ouverte. « Compte tenu du secret qui entoure les activités de sécurité nationale, des violations de droit peuvent ne pas être relevées et demeurer sans recours. […] Un système indépendant de freins et de contrepoids garantit que les activités de sécurité nationale protègent le public et non seulement le gouvernement au pouvoir. »