La «patate chaude» entre les mains de la Cour suprême

C’est parce que les élus ne veulent pas toucher à la « patate chaude » qu’est le suicide assisté que les juges doivent s’inviter dans le débat et forcer les parlementaires à permettre et baliser cette pratique. C’est ce qu’a fait valoir l’avocat des plaignants qui s’adressaient mercredi à la Cour suprême lors de l’audience de la cause Lee Carter qui marquera assurément l’histoire.

La cause est reliée à deux dames, aujourd’hui décédées, qui souffraient de maladies intraitables et dégénératives : Gloria Taylor et Kay Carter, la mère de Lee. Elles demandaient le droit d’obtenir de l’aide pour mettre fin à leurs jours. Mme Carter est finalement allée en Suisse pour mourir. Le gouvernement conservateur s’oppose à la requête, rappelant que le Parlement a voté en 2010 contre la légalisation du suicide assisté. L’avocat des plaignants rejette cet argument.

« Comment se fait-il que l’opinion publique soit massivement d’accord avec l’aide médicalement assistée que réclament mes clients, mais qu’une telle initiative n’obtienne l’appui d’aucun des principaux partis politiques du pays ? » a demandé Joseph Arvay. « On n’a pas besoin d’être un professeur de sciences politiques pour répondre, a continué l’avocat. C’est parce qu’on a affaire à une patate politique si chaude qu’aucun parti ne veut prendre le risque de récolter la colère des électeurs à intérêt unique. »

La dernière initiative parlementaire fédérale sur le suicide assisté est un projet de loi d’initiative privée de feu la bloquiste Francine Lalonde, défait à 228 voix contre 59. Dans son mémoire, Ottawa cite ce vote pour conclure qu’« il n’y a aucune indication que le refus du Parlement de changer la loi est le résultat d’un manque de volonté de s’attaquer à cette question ».

Devant les neuf juges, l’avocat d’Ottawa, Robert Frater, a soutenu que les tribunaux n’avaient pas à se substituer au législateur, qui a « décidé » de ne pas changer la loi parce que les régimes adoptés dans d’autres pays ne sont pas suffisants pour prévenir les dérapages. Une interdiction mur à mur du suicide assisté reste donc justifiable, même si certains individus en font les frais.

« [L’arrêt Sue] Rodriguez est encore une bonne loi. Les deux objectifs de la loi, soit la protection des vulnérables et la préservation de la vie, sont aussi vitaux aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a 21 ans. »

Signe que la cause attire l’attention, une importante foule de quelques centaines de personnes, surtout des étudiants en droit et des personnes handicapées, ont assisté aux audiences à Ottawa. Des chaises ont dû être ajoutées dans le hall pour asseoir tout le monde.

Sue Rodriguez

 

En 1993 aussi, le plus haut tribunal du pays avait été appelé à déterminer si la criminalisation du suicide assisté contrevenait aux droits fondamentaux d’une personne. Les neuf juges s’étaient déchirés : cinq avaient maintenu la criminalisation, quatre s’y étaient opposés. Pour la majorité, le juge Sopinka avait écrit : « Compte tenu des craintes d’abus et de la grande difficulté d’élaborer des garanties adéquates, l’interdiction générale de l’aide au suicide n’est ni arbitraire ni injuste. » Le juge avait ajouté que cette interdiction « semble être la norme au sein des démocraties occidentales ».

Voilà pourquoi les plaignants d’aujourd’hui évoquent la légalisation de l’aide au suicide en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, au Luxembourg ainsi que dans certains États américains (Vermont, Oregon, Washington) et au Québec.

L’avocat du Québec a fait valoir mercredi que cette question relevait de la juridiction des provinces. Il ne faudrait pas, a plaidé Me Jean-Yves Bernard, qu’à la suite d’un jugement favorable à l’aide médicale à mourir, le gouvernement fédéral soit « en mesure d’imposer des conditions qui contrecarrent notre loi ». La loi québécoise fait l’objet d’une contestation judiciaire distincte.

Du banc de 1993 ayant présidé la cause Rodriguez, un seul magistrat siège encore à la Cour suprême. Il s’agit de la juge en chef Beverley McLachlin. Elle était de ceux qui auraient légalisé l’aide au suicide. Son clan soutenait que l’interdit créait une inégalité entre les personnes aptes à mettre fin — légalement — à leurs jours elles-mêmes et les handicapés qui en sont incapables.

La question a cette fois encore été soulevée. À cela, les avocats d’Ottawa ont répondu mercredi que même les personnes lourdement handicapées pouvaient mettre fin à leurs jours, par exemple en refusant de s’alimenter. « Le refus de nourriture ou d’hydratation n’est ni facile ni confortable, mais les soi-disant moyens habituels de suicide ne sont eux non plus pas faciles ou confortables. Ils sont douloureux, ils sont violents, leur réussite n’est pas assurée et ils sont traumatisants pour les survivants », a expliqué Me Donnaree Nygard.

Handicapés, mais pas vulnérables

 

Me Arvay a par ailleurs servi un argument implacable aux groupes de défense des personnes handicapées qui s’opposent au nom de leur dignité à l’aide médicale à mourir : il se déplace lui-même en fauteuil roulant à la suite d’un accident de voiture de jeunesse. « Je serais la toute dernière personne à dire, pour les citer, que “mieux vaut être mort que handicapé”. […] C’est arrogant pour ces personnes handicapées d’imposer leur vision sur quel niveau de souffrance est tolérable pour les autres. »

Les plaignants réclament que soit invalidé l’article 241 du Code criminel, qui prévoit 14 ans de prison pour « quiconque conseille à une personne de se donner la mort ou l’aide à passer à l’acte ». Ils demandent que cette aide soit balisée de manière à ce qu’elle soit fournie par du personnel médical à des personnes qui souffrent et sont incapables de se donner la mort elles-mêmes. L’Association canadienne des libertés civiles, qui intervenait devant la Cour, est cependant allée plus loin en soutenant que cette aide devrait être offerte à quiconque désire mourir, qu’il soit malade ou pas.

« Pourquoi devrait-on forcer quelqu’un à se pendre dans un placard ? a demandé l’avocat Christopher Bredt. Pourquoi ne peuvent-ils pas le faire dans la dignité en allant voir un médecin ? »

La cause a été prise en délibéré. La décision est attendue en 2015.

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