Balade dans un paysage en carton-pâte

Selon toutes les prévisions sérieuses, si le président Obama approuve la construction du pipeline Keystone XL, la quantité d’hydrocarbures lâchée dans l’atmosphère fera grimper la température de la Terre d’encore un demi-degré.
Photo: Jeff McIntosh La Presse canadienne Selon toutes les prévisions sérieuses, si le président Obama approuve la construction du pipeline Keystone XL, la quantité d’hydrocarbures lâchée dans l’atmosphère fera grimper la température de la Terre d’encore un demi-degré.

Je me suis sentie mal à l’aise dès notre arrivée au « Centre de découverte des sables pétroliers » de Fort McMurray, car on a été accueillis par une de ces jeunes femmes que l’on semble avoir clonées ou fabriquées en usine ; toutes ont la même voix haut perchée, dégoulinant d’un enthousiasme factice. Celle-ci me dit carrément « wonderful » au lieu de « bonjour », et j’ai eu le désir presque irrépressible de lui tapoter sur l’épaule et de dire : « Pardon… Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? » Au cours de la visite qui durera quatre heures, son pépiement strident est ponctué de tant de lovely et de wonderful que, malgré l’extrême laideur des paysages qui s’étalent à l’infini sous nos yeux, malgré la puanteur, les indices flagrants de pollution et de destruction massives, on finirait presque par se croire au paradis. « Ici, dans notre merveilleuse communauté de Thickwood… » « Regardez, ils sont en train d’agrandir notre merveilleuse autoroute… » « Il n’y aura pas de fuite dans notre merveilleuse rivière… » « Pour revenir à notre merveilleuse tourbière… »

 

Au cas où on se serait fait du souci pour les oiseaux, rongeurs, cervidés, etc. qui peuplaient jadis ce vaste territoire aujourd’hui dépouillé de ses arbres, de sa tourbière et de ses sols en surface (que l’on désigne par le terme étrange de « overburden », comme si cela lui avait pesé terriblement, à la Terre, de porter ces couches superflues, et qu’on lui avait rendu service en l’en délestant), au cas où l’on aurait lu des statistiques sur l’empoisonnement de la nappe phréatique, l’extinction des espèces, les poissons monstrueux, les autochtones souffrant de maladies respiratoires et de cancers rares, on nous montre que tout va très bien madame la marquise, car Suncor et Syncrude sont des environnementalistes ! D’abord, regardez les lacs de rétention (tailing lakes), vous voyez bien que nous avons à coeur le bien-être et le bonheur de nos animaux. Pour suggérer aux oiseaux de voler un peu plus loin, on y a placé à intervalles réguliers des épouvantails en plastique rouge, et on y diffuse (en alternance ? au choix ?) de la merveilleuse musique classique, des merveilleux coups de canon et des merveilleux bruits de la jungle.

  

Arbres morts

 

Mais ce n’est pas tout : dès qu’un site a été vidé de son bitume, on le rend à la Nature ! Oui ! on stocke soigneusement tout ce qu’on a enlevé et on le remet dans l’ordre : sables, overburden, merveilleuse tourbière… puis on plante dessus des arbres. On ajoute carrément quelques arbres morts pour les oiseaux, ils aiment ça. Regardez cette merveilleuse forêt restaurée ! Vous n’y voyez pas d’animaux, vous dites ? Oh, mais c’est qu’ils se cachent, les coquins. Des panneaux demandent aux visiteurs : « Si vous étiez un petit rongeur, où vous cacheriez-vous dans ce paysage ? » Et ils ont peur des humains, bien sûr. D’ailleurs si nous en apercevons, nous allons klaxonner et il vous faudra revenir au merveilleux autocar dare-dare pour ne pas les effaroucher, d’accord ? Allez, on y va !

 

Paysage artificiel, mort, terrifiant, créé non pour les animaux mais bel et bien pour les touristes, entouré de hautes tours qui crachent de la fumée empoisonnée 24 heures sur 24 (95 % de vapeur et 5 % d’émissions ; « Émissions de quoi ? » demandai-je ; « Des hydrocarbures », me répond-on). Si j’étais un petit rongeur, je détalerais à mille lieues de là, c’est certain.

 

Deux heures après la fin de cette visite touristique, nous montons dans un minuscule avion qui nous conduit à Fort Chipewyan, village indien à l’embouchure du fleuve Athabasca où se déversent tous les déchets des compagnies pétrolières. Nous survolons en chemin l’ensemble des installations, qui couvrent un territoire grand comme l’État de la Floride. Nous voyons des lacs de rétention cent fois plus grands que ceux que l’on nous avait montrés pendant la visite, cette fois sans le moindre épouvantail ni canon de la jungle classique pour rediriger les oiseaux. Arrivés à Fort Chipewyan, nous trouvons un village silencieux, beau et désespéré.

  

Trinité sacrée

 

Tout le monde est ou a été employé par les industries pétrolières, car ce sont les seuls employeurs qui existent.

 

Ils possèdent la province, le pays, le monde. À ceux qui ne trouvent pas d’emploi dans l’est du Canada, on dit : mais non, vous n’avez pas droit au chômage, il y a pléthore d’emplois disponibles… dans l’Ouest. Tout le monde est prié de se prosterner devant la trinité sacrée big-money-oil. Impossible d’y échapper. Les maisons coûtent cher, l’éducation coûte cher, les jeunes sont endettés avant d’avoir commencé à vivre, ils travaillent dans les camps 14 jours d’affilée à raison de 12 heures par jour (plus s’ils savent conduire une grue) ; les sept jours suivants, ils rentrent se reposer à la maison si celle-ci n’est pas à l’autre bout du monde. Ils engendrent des enfants qu’ils ne voient pas ; pour l’éducation de ces enfants qu’ils ne connaîtront jamais, ils sacrifient leur temps, leur jeunesse, leur santé.

 

Tout au long de la visite organisée par le Centre de découverte, je pensais aux « villages Potemkine » en carton-pâte, montrés à l’impératrice Catherine II pendant sa visite de la Crimée en 1787 pour lui dissimuler la pauvreté du pays. Je pensais aux usines modèles montrées à Sartre et Beauvoir pendant leurs visites de l’Union soviétique dans les années 1950 pour émousser leur curiosité au sujet des goulags. Je pensais à Terezien, le camp modèle près de Prague, où l’on amenait les visiteurs de la Croix-Rouge pour les rassurer quant au sort que subissaient les juifs, Polonais et communistes déportés par les nazis.

 

On pourrait estimer exagéré, voire absurde de comparer l’exploitation des sables bitumineux albertains aux scandales du régime tsariste dans la Russie du XIXe siècle, sans parler des projets d’extermination nazis ou soviétiques. Mais ce n’est pas exagéré. Les industries pétrolières en Alberta sont déjà responsables des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre de tout le Canada, et leur expansion est incessante. C’est à cause d’elles que le Canada refuse de signer le protocole de Kyoto, à cause d’elles que Harper insiste pour supprimer, de la nouvelle proposition énergétique de l’Union européenne, la clause exigeant que les raffineurs divulguent leurs niveaux de CO2 (107 g dans le bitume, par contraste avec 93,2 dans le brut conventionnel).

 

Selon toutes les prévisions sérieuses, si le président Obama approuve la construction du pipeline Keystone XL, la quantité d’hydrocarbures lâchée dans l’atmosphère fera grimper la température de la Terre d’encore un demi-degré. Mais Obama lui-même a été élu grâce aux compagnies de pétrole, et on ne lui permettra jamais de l’oublier. Il n’y a pas de sauveur possible dans la mesure où, partout dans le monde, la puissance politique dépend du dieu pétrole.

  

Conceptions antinomiques

 

« Ils se voilent la face,écrit Joseph Boyden, romancier métis ontarien, dans son roman récent Dans le grand cercle du monde, parce qu’ils ne croient pas pouvoir emprunter un autre chemin que celui sur lequel ils sont engagés. Ils s’imaginent que la rivière coule en ligne droite. »

 

Le roman de Boyden explore de façon magistrale deux manières de concevoir l’univers, deux philosophies. Celle de l’homme blanc, qui divise l’âme du corps et l’humain de l’animal, prône la maîtrise, la domination, l’exploitation et l’asservissement de la nature, divinise la technique et sacralise l’individu au détriment du groupe. Et celle des peuples américains autochtones, qui décrit l’humain comme faisant partie intégrante de la nature, préconise une interaction respectueuse entre les humains et les autres formes de vie terrestre, tant végétales qu’animales, et affirme que, sans le groupe, l’individu ne peut se constituer.

 

Ces conceptions antinomiques de la réalité se heurtent dans les deux Amériques depuis quatre siècles ; la première a presque entièrement brisé et anéanti la seconde. Or la conscience écologique contemporaine rejoint de manière tout à fait frappante la philosophie amérindienne, sa conception à elle de la place des humains dans l’univers. Aujourd’hui, à cause des ravages réalisés par le capitalisme sauvage et son rejeton le néolibéralisme, les gens sont obligés pour la première fois de réfléchir à la destinée humaine dans son ensemble, et pas seulement à leur destinée nationale.

 

Comme l’écrit de manière très persuasive Samuel Avery dans The Pipeline and the Paradigm (Ruka Press, 2013), de même qu’à la Renaissance on a été amené à renoncer au modèle géocentrique de l’univers et à le remplacer par le modèle héliocentrique, moins « intuitif », il nous faut maintenant, changeant à nouveau de paradigme, reconnaître que l’économie dépend de l’écologie et non l’inverse. Car la Terre est notre maison à tous, et si nous persistons à la bousiller, il n’y aura plus ni pays riches ni pays pauvres, ni profits ni pertes à la Bourse, ni science ni art, ni musique ni religion… plus rien du tout. Il faudrait retrouver, et enseigner à nos enfants, la véritable histoire de notre pays. Il faudrait redécouvrir la possibilité de percevoir le monde autrement que comme une source d’enrichissement. Et, très important, il faudrait que les hommes apprennent à vivre avec plus de bonheur dans leur corps, à voir en lui autre chose qu’un camion plus ou moins performant.

 

Oui : nonobstant la palette des attitudes albertaines — qui, hormis les écologistes très minoritaires, semble aller de l’indifférence à la résignation en passant par l’enthousiasme —, c’est bel et bien l’avenir de l’espèce humaine sur Terre qui se joue ici.

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