Nancy Huston s'inquiète du sort de son Alberta

Je suis chez moi, et hors de moi. En encourageant le développement à outrance des industries pétrolières albertaines, Stephen Harper, le chef de gouvernement du Canada, met l’humanité en péril. L’humanité de ma province natale, et l’humanité tout court.
Les installations pour extraire le bitume des sables autour de la ville de Fort McMurray, dans le nord-est de l’Alberta, sont l’entreprise humaine la plus importante à la surface de la Terre (la seule hormis la Grande Muraille de Chine à se voir depuis l’espace). À long terme, le potentiel pétrolier de ces sables est estimé à 2500 milliards de barils, soit suffisamment pour nous nourrir en or noir, au rythme insensé où nous le consommons, pendant 250 ans encore.
La manière de nommer ces installations vous oblige déjà à vous en montrer solidaire : une majorité d’Albertains a adopté le terme officiel d’oil sands (sables pétroliers) ; seuls les mauvais coucheurs écolos persistent à les appeler tar sands (sables bitumineux). Mais ce que l’on extrait des sables, grâce à différentes techniques coûteuses en énergie et très polluantes, est bel est bien du bitume ; pour transformer en pétrole cette substance gluante, puante et extrêmement corrosive, il faut encore l’acheminer jusqu’à des raffineries en Chine, au Texas ou au Québec par le truchement de pipelines tentaculaires et forcément fuyants ; ainsi les portions de la nappe phréatique épargnées par la fracturation hydraulique pourront-elles être empoisonnées à leur tour.
Utilisées parcimonieusement par les autochtones pour colmater leurs canoës, appréciées dès la découverte de ces territoires par les Européens au XVIIIe siècle, exploitées à une échelle modeste dès les années 1970, ces vastes réserves ont déclenché depuis 2000 un vrai délire de développement industriel. Suncor et Syncrude, Shell Chevron Marathon, Cavalier, Teck Bp, CNRL, Imperial Exxon, Southern Pacific Cenovus, Grizzly, Kock, Petrochina, Stone, Total… des dizaines de compagnies s’arrachent des parts du gâteau. La population de Fort McMurray, son épicentre, est passée ces dernières années de dix à cent mille et c’est sans compter la cinquantaine de milliers d’hommes (que l’on désigne communément sous le vocable de shadow population) concentrés dans des camps de travail près des sites d’exploitation.
Pas de crise ici
« Vous avez entendu parler des effets de la crise de 2008 au Canada ? », nous demande le jeune Marocain né à Meknès qui, dans un centre commercial de Fort McMurray, tient avec quelques amis libanais le… Havana Café. Après nous avoir préparé des latte délicieux, dont le motif géométrique lait-moka à la surface sera ce qui, de tout notre séjour ici, ressemblera le plus à une oeuvre d’art, il pose devant une photo du Che et fait mine d’allumer un gros cigare cubain. « Pas de crise ici ! » Lui-même vit à « Fort McMoney » depuis sept ans et ne se voit pas rentrer de sitôt : en effet, comment trouver au Maroc un emploi qui vous rémunère à vingt dollars l’heure ?
Pendant l’hiver aussi rigoureux qu’interminable dans ces latitudes (de septembre à avril), la température descend souvent à moins cinquante degrés. Il se trouve que nous sommes au mois de juin, un des rares mois à peu près cléments de l’année, les jours sont ensoleillés, le temps doux, ce sont des jours de semaine, en pleine période scolaire… or les rues de Fort McMurray restent désertes. Cent enfants naissent ici chaque mois, mais ils voyagent apparemment en voiture comme tout le monde, car on a beau sillonner la ville, on ne voit ni poussette ni vélo, encore moins de jeunes piétons…
La comparaison avec la ruée vers l’or est galvaudée mais juste : les gens viennent de loin (en l’occurrence des Philippines, de la Chine, de la Syrie, du Maghreb… sans parler d’un important contingent des provinces de l’Est canadien, dont le Québec) pour s’enrichir rapidement. Et, comme dans les villes du Klondike, l’absence de réelle communauté fait des ravages. Fais ce qui te plaît et paie et paie et paie, répète la ville à chaque coin de rue. Tous les accoutrements de l’humanité sont là, mais il en manque l’essence, à savoir un certain don pour vivre ensemble. Certes, partout en Amérique du Nord on peut trouver, se jouxtant dans un même centre commercial, de mauvais restaurants chinois, mexicains, italiens, des supermarchés, stations d’essence et laveries automatiques ; le problème, c’est qu’ici, outre les maisons et les immeubles résidentiels plus ou moins cossus, à pelouse parfaite et à garage géant, la ville semble ne comporter que des centres commerciaux, émaillés de quelques hôtels, motels et banques. Ce que l’on appelle « centre culturel » vient d’être échafaudé sur une île au milieu du fleuve Athabasca qui sillonne la région ; toutes les distractions possibles et imaginables y sont réunies : terrains de foot, piscines, bibliothèques, gymnases, arènes, pistes d’athlétisme… Mais les librairies sont désolantes et les galeries d’art proposent des kits de courtepointe avec motif de grand camion.
Mots et maux
L’omniprésence de mots positifs souligne l’absence grave de communauté. Be Unique ! hurlent des panneaux d’affichage, car ici les gens sont tous traités de la même manière, et se sentent tous seuls. Moineaux ! Aurores boréales ! les mots bucoliques compensent la destruction massive de la nature. Sommet ! Quête ! Éden pur ! les noms de marque exaltants cachent la bassesse irréparable ce qui se passe ici, un viol de la terre qui empoisonne de manière irréversible les eaux et les airs. Delicious Food ! On a besoin de sucres et de matières grasses — la nourriture est donc grasse et sucrée, indigérable et coûteuse. Atmosphère ! Feeling ! La malbaise est à l’image de la malbouffe, ce que reflète parfaitement le taux local de syphilis, le plus élevé de tout le Canada.
Comme partout où les hommes se trouvent en surnombre et seuls, les femmes économiquement désavantagées viennent à la rescousse : l’annuaire de Fort McMurray propose dix pages de services d’escorte ; un site Internet contient deux mille petites annonces d’hommes, précisant en quelques mots brutaux la prestation sexuelle désirée ; les couloirs de l’université sont vides, les librairies aussi, petits théâtres ou galeries d’art, pas la peine de rêver, mais la boîte où les girls se succèdent en danseuses strip-teaseuses avant de s’éclipser ouvertement avec les clients pour une brève étreinte tarifée est le seul lieu de la ville où, tous les soirs, il y a foule. (Et dire que M. Harper prévoit maintenant de pénaliser ces clients, qu’il a lui-même incités à partir vivre à des milliers de kilomètres de leurs épouses et amies ! Il est vrai que, grâce à l’argent de leurs amendes, l’État pourra s’enrichir encore un peu plus !)
Big is beautiful
Mais le mot-clé, le mot central, le maître mot incontournable de ma province natale depuis quelque temps est un mot tout petit, à trois lettres seulement : B – I – G. En français, grand est incapable de rendre l’arrogance et la vulgarité de ce mot qu’à tout bout de champ l’on entend claironner en Alberta. D’évidence c’est surtout lui qui, ces dernières années, a été asséné jusqu’à ce qu’il devienne pour la population une valeur évidente. Oublié le Small is beautiful des années soixante-dix. En clair, Big is beautiful dorénavant. Plusieurs de mes connaissances ici qualifient les mises en garde des environnementalistes d’« hystérie de masse » ; en toute sincérité, ils les croient orchestrées par l’Arabie saoudite, soucieuse de préserver son monopole du marché du pétrole.
« Quand les gens perdent leur énergie créative, dit le poète métis québécois qui m’accompagne dans ce voyage, ils préfèrent se laisser manipuler. » C’est ce que je constate en ce moment dans mon Alberta natal, jour après jour. Et c’est gravissime. Les gens sont persuadés d’avoir choisi librement l’enrichissement personnel comme seule valeur possible. Il n’y a pas de Pussy Riot, pas de Dixie Chicks, et peu de dissidents — car, regardez autour de vous : chez nous, personne ne souffre ! Tout va bien ! Le régime n’est pas oppressif ! La croissance bat son plein ! Et de toute façon, l’homme est tellement ingénieux qu’il trouvera toujours une solution aux problèmes qui se présentent. Les résultats de notre ingéniosité se font en effet encore tellement sentir, notre mode de vie est si confortable, les preuves de notre force si patentes, qu’on a réellement du mal à s’imaginer, un jour, confrontés à un désastre qui nous dépasse.
De plus, étant donné que dans les vastes paysages albertains les ressources semblent infinies, on ne voit vraiment pas l’intérêt de faire attention à leur conservation. Non : force, brutalité, bruit, gaspillage ; après moi le déluge. Nous sommes là dans le prolongement de l’attitude pionnière de l’époque de la découverte, attitude d’arrogance macho qui est en passe de conduire l’humanité à sa perte. Pour la majorité des Albertains, l’écologie semble être a non-issue, ou alors an issue pour femmelettes. Chaque repas engendre quantité de déchets en plastique et en polystyrène non biogradables. On roule en pick-up, en VUS, en grosse moto, en faisant bien vrombir le moteur pour que tout le monde sache qu’on est là ; on ne croit apparemment pas qu’il y a un problème de pollution, ou du moins que cela nous concerne.
Plus j’y réfléchis, plus il me semble que les camions, grues et autres engins des mines bitumineuses sont en passe de devenir les symboles sacrés de la nouvelle virilité qui s’élabore dans ma province natale. On les voit représentés partout — sur les calendriers et affiches, dans les bureaux et magasins : icônes religieuses et sexuelles qui remplacent ici tant la Vierge Marie que la pin-up, ils incarnent tous les fantasmes de puissance. Le mâle humain, en quelque sorte, sans les faiblesses de l’humanité.
Baleine blanche
How big is it ? demande, en une litanie lancinante, la vidéo diffusée au « Centre de découverte des sables pétroliers » à Fort McMurray. C’est la seule question qui pourrait vous venir à l’esprit ici, n’est-ce pas ? How big is it ? Difficile de ne pas penser aux concours de garçons dans les vestiaires : How big is it ? On vous souffle la question et, du coup, vous désirez la réponse, et ne songez pas à poser d’autres questions. On vous explique en effet que les camions fabriqués pour cette industrie sont les plus grands du monde, grands comme un immeuble de deux étages, qu’ils pèsent tant de tonnes, qu’ils écrasent un pick-up sans s’en apercevoir, comme un éléphant une fourmi, qu’il faut les assembler sur place car les autoroutes du monde ne peuvent les supporter ; comment ne pas en être impressionné ? Le nec plus ultra, c’est le camion 797-LNG, si abondamment loué qu’il finit par prendre des airs divins… En grimpant dans le car touristique pour visiter les installations pétrolières, on se surprend à espérer qu’on va pouvoir en apercevoir au moins un. Un peu comme la baleine blanche que recherche le capitaine Achab dans Moby Dick.
Collaboration spéciale
A lire la suite: Ballade dans un paysage en carton-pâte
On vous explique en effet que les camions fabriqués pour cette industrie sont les plus grands du monde, grands comme un immeuble de deux étages, qu’ils pèsent tant de tonnes, qu’ils écrasent un pick-up sans s’en apercevoir, comme un éléphant une fourmi, qu’il faut les assembler sur place car les autoroutes du monde ne peuvent les supporter ; comment ne pas en être impressionné ? Le nec plus ultra, c’est le camion 797-LNG. [...] En grimpant dans le car touristique pour visiter les installations pétrolières, on se surprend à espérer qu’on va pouvoir en apercevoir au moins un.