Des documents retirés de la Toile

Alors que le gouvernement canadien fait le ménage dans ses sites Internet, les chercheurs spécialisés en défense nationale dénoncent la disparition de différents rapports, bilans et lettres.
La réforme Web gouvernementale, en cours depuis deux ans, part d’une volonté du Conseil du Trésor « de rationner le profil Web gouvernemental », indique Tina Crouse, porte-parole du ministère de la Défense nationale (MDN). En suivant le Plan d’action pour le renouvellement de la présence Web du gouvernement canadien et le Plan d’action du Canada pour un gouvernement ouvert, les fonctionnaires ont fait un grand ménage au sein des sites de tous les ministères. « Beaucoup de choses ne sont plus sur nos sites Internet, admet Mme Crouse. Nous avons dû faire des choix difficiles [pour déterminer l’information à éliminer]. »
La porte-parole explique que le site Internet du MDN était « un fouillis ». « L’ancien site était vieux, obsolète et rempli de documents inutiles. » Elle assure que désormais, seuls les documents « essentiels » s’y trouvent.
Stéphane Roussel, directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur les relations internationales du Canada et du Québec, énumère différents écrits, consultés dans ses recherches passées, qu’il ne trouve plus en ligne : des lettres adressées au ministre de la Défense nationale, des sondages et le document Au-delà des dollars, qui donne des détails sur les revenus et les dépenses annuels du ministère. « Alors qu’avant, on pouvait mettre la main dessus en trois clics, maintenant les différentes versions sont là — techniquement —, mais on n’arrive pas à les trouver. » Il est possible de trouver l’édition 2007-2008 de ce document sur le site Web de l’Université Queen’s. Pour avoir les autres éditions, M. Roussel a fait appel à ses contacts au MDN.
Hyperliens dysfonctionnels
Le candidat au doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal Marc-André Houle a vécu une situation similaire lorsqu’il a tenté de retrouver un rapport intitulé Dépenses estimatives du MDN par circonscription électorale et par province, produit annuellement par le gouvernement. « En 2010-2011, j’ai trouvé ce document sur Internet très facilement, raconte-t-il. Mais les anciens hyperliens ne fonctionnent plus et j’ai dû faire une demande d’accès à l’information pour avoir les versions récentes. » Cette nouvelle réalité « ralentit [son] processus de recherche », déplore-t-il.
Informée du dysfonctionnement de l’hyperlien des Dépenses estimatives du MDN par circonscription électorale et par province, Tina Crouse a indiqué que ce problème allait être réglé.
Aude Fleurant, directrice du programme de transfert et production d’armes au Stockholm International Peace Research Institute, admet qu’il est normal qu’un gouvernement renouvelle son site Web et que certains hyperliens soient brisés durant le processus. Néanmoins, la chercheuse a remarqué d’autres changements moins habituels. « Le Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada, qui paraissait à la fin de chaque année, est maintenant publié avec un délai de deux ans. Ça commence à être long pour les chercheurs », déplore Mme Fleurant.
Pour justifier cette modification des délais, le porte-parole ministère des Affaires étrangères Jean-Bruno Villeneuve a dit au Devoir qu’« il n’y a pas d’obligation législative ou de période de temps associées à la publication du rapport ».
En plus de ce sursis, les demandes d’accès à l’information des experts ne portent pas toujours leurs fruits. « Les responsables caviardent toutes les informations susceptibles d’embarrasser un allié ou d’attribuer un commentaire à une personne ou un officiel en particulier », dénonce M. Roussel.
Pour trouver les pièces manquantes du casse-tête, certains chercheurs se tournent vers les entrevues anonymes avec des militaires et des industriels. Quant aux contrats internationaux du Canada en défense, il est possible de trouver des informations en consultant des documents américains ou européens, qui eux sont disponibles sur Internet.
Retour aux années 1980
Yves Bélanger, qui a été chercheur durant trente ans en économie de défense, a assisté à différentes phases de divulgation d’information au sein du MDN. Rencontré par Le Devoir quelques semaines avant son décès, il se rappelait des années 1980, alors qu’Internet n’était pas encore généralisé au sein du gouvernement fédéral. «C’était l’enfer de trouver des données brutes, se remémorait-il. On est revenu à ça. Si tu veux des chiffres, tu téléphones au ministère [de la Défense] et tu attends qu’on veuille bien te les donner.»
Cette difficulté de plus en plus grande pour les chercheurs en défense de faire leur travail inquiète Stéphane Roussel. « Si vous n’avez plus de fou du roi pour vous montrer que vous êtes sur la mauvaise piste et que des problèmes se trament, ces problèmes risquent de s’actualiser. » Tout comme ses collègues, il espère que la situation n’est que temporaire.