La politique de la terre brûlée

Le premier ministre Stephen Harper a commis un impair sans précédent en mettant en doute la crédibilité de la juge en chef de la Cour suprême, la semaine dernière. Le chef conservateur reste fidèle à une stratégie électoraliste qui l’a bien servi depuis 2006 : il attaque les institutions qui l’empêchent d’agir à sa guise. Retour sur un pari risqué.
On a rarement vu un premier ministre se faire rabrouer de façon aussi vive. Et unanime. Il faut dire que Stephen Harper venait de s’aventurer là où aucun chef de gouvernement n’était allé auparavant : il a insinué à tort que la juge en chef de la Cour suprême, Beverley McLachlin, avait cherché à intervenir dans le processus de nomination du juge Marc Nadon. Une tentative sans précédent de miner la crédibilité du plus haut tribunal du pays, qui a incité la juge en chef à sortir de sa réserve et à publier une mise au point où elle se défendait d’avoir agi de façon inappropriée.
Dans les heures suivant cet épisode, le Barreau du Canada, le Barreau du Québec, les 17 doyens de facultés de droit au pays et même une association d’avocats américains sont montés au front pour dénoncer cette attaque du premier ministre contre la Cour suprême. Des analystes se sont même interrogés sur l’aptitude de Stephen Harper à gouverner.
« C’est très grave. Le premier ministre du Canada s’attarde à discréditer la seule institution capable de lui tenir tête », affirme Frédéric Bérard, chargé de cours en droit constitutionnel à l’Université de Montréal. Il vient de publier La fin de l’État de droit ?, un essai justifié en bonne partie par ce qu’il appelle les attaques à répétition du gouvernement Harper contre les fondements de la démocratie.
« La Cour suprême a été créée pour faire contrepoids aux pouvoirs du gouvernement. En démocratie, si tu n’as plus de rempart contre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, est-ce que c’est une démocratie ? », ajoute Frédéric Bérard.
Les tiraillements entre le gouvernement Harper et une série d’organisations nationales sont devenus la marque de commerce des conservateurs. La liste des « ennemis » du gouvernement s’allonge de jour en jour : le vérificateur général, le statisticien en chef du Canada, Énergie atomique du Canada, le directeur parlementaire du budget, l’organisme de surveillance de la police militaire et une série d’autres institutions ont subi les foudres de Stephen Harper. Sans oublier les journalistes de la colline parlementaire et le Parlement lui-même, perçus comme des obstacles sur la route du gouvernement. Dans cette liste de méchants qui encadrent les pouvoirs du premier ministre, il ne manquait plus que la Cour suprême. C’est fait.
« Stephen Harper a une vision maximaliste de la majorité parlementaire. Pour lui, celui qui contrôle le Parlement a le mandat de faire tout ce qu’il veut. Les institutions qui balisent son pouvoir sont antidémocratiques », affirme Denis Saint-Martin, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal.
« C’est son côté un peu [Vladimir] Poutine, n’est-ce pas ? Dans n’importe quel pays, un chef de gouvernement qui défie la Cour suprême de cette façon, on appelle ça de l’autoritarisme », ajoute le politologue.
Des revers qui font mal
Tous les premiers ministres de l’histoire canadienne ont pesté contre des décisions de la Cour suprême. C’est normal. Le système est conçu comme ça. Le gouvernement Harper n’y fait pas exception. Au cours des derniers mois, le tribunal a envoyé le gouvernement refaire ses devoirs en matière de sentences pénales, de prostitution, et surtout dans deux dossiers cruciaux : la réforme du Sénat et la nomination du juge Nadon, justement.
Tous les premiers ministres de l’histoire canadienne ont pesté contre des décisions de la Cour suprême, mais Stephen Harper, lui, est allé plus loin. Il a cherché à discréditer la juge en chef. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe dans la tête du chef conservateur ?
La réponse tient d’abord dans la personnalité du premier ministre, selon une source qui a déjà été au coeur de la stratégie conservatrice : M. Harper a été contrarié. « Et il n’aime pas se faire contredire. »
Cette sortie contre la juge en chef, Stephen Harper l’a faite après la dure sanction du tribunal envers la réforme du Sénat proposée par les conservateurs. Ottawa a besoin de l’appui de sept provinces représentant 50 % de la population canadienne pour réformer le Sénat, a tranché la Cour. Stephen Harper a reçu cette sanction comme une gifle : dans les faits, ce jugement ferme la porte à toute réforme significative de la Chambre haute, ont déclaré les conservateurs.
Ce revers fait mal au gouvernement Harper, note une source conservatrice. La réforme du Sénat a été au coeur du programme du Parti réformiste, l’ancêtre du Parti conservateur, dans l’Ouest canadien. Stephen Harper s’était engagé à rendre le Sénat plus démocratique. En dépeignant la Cour suprême sous un mauvais jour, cela permet à M. Harper de justifier son inaction. « Ça lui prend un “bad guy” quelque part. »
Politique de division
La réforme du Sénat devait faire oublier le scandale des dépenses de sénateurs qui accable le gouvernement Harper depuis des mois, note de son côté Frédéric Boily, professeur de sciences politiques à l’Université de l’Alberta, à Calgary. La dernière année a été très difficile pour les conservateurs à cause des frasques ou des dépenses incontrôlées des sénateurs Mike Duffy, Pamela Wallin et Patrick Brazeau, notamment.
Une certaine nervosité s’est emparée des troupes de Stephen Harper, à un peu plus d’un an des élections prévues pour octobre 2015. Le dénigrement de la Cour suprême fait partie de la stratégie des conservateurs pour stimuler leur base électorale, croit Frédéric Boily.
Le premier ministre est conscient de s’engager sur un terrain glissant — les critiques des juristes d’un océan à l’autre le lui ont rappelé —, mais il se fout des états d’âme de « l’élite » : Stephen Harper fait le pari qu’il ne perdra pas un vote en dénonçant la Cour suprême.
Voilà un autre exemple de wedge politics, la politique de division, stratégie quasi militaire inspirée du Parti républicain aux États-Unis : « Les conservateurs savent que 60 % des électeurs les critiquent, mais ils visent les 40 % qui sont d’accord avec eux », explique Frédéric Boily.
Dans la file chez Tim Hortons…
On l’a vu aux élections de mai 2011, les conservateurs ont formé un gouvernement majoritaire en recueillant 39,6 % des voix. Il est vrai que le « monde ordinaire », la classe moyenne des banlieues et des campagnes courtisée par les conservateurs, reste insensible aux critiques qui décrivent Stephen Harper comme un fossoyeur de la démocratie. Dans la file d’attente pour prendre un café au Tim Hortons, on entend rarement parler de l’attitude du premier ministre envers la juge en chef de la Cour suprême.
L’enjeu du prochain scrutin s’annonce une fois de plus comme l’économie, croit Frédéric Boily. Si le gouvernement Harper part en campagne avec un budget équilibré, comme prévu, Stephen Harper a de bonnes chances d’être réélu, selon le professeur. Surtout si les projets de pipelines de l’Alberta vers l’est du Canada et vers les États-Unis deviennent réalité.
« Le Parti libéral de Justin Trudeau dénonce l’affaiblissement de la classe moyenne, mais il a le fardeau de la preuve. Il doit démontrer qu’il ferait mieux que les conservateurs », dit le professeur.
L’ancien chef libéral Michael Ignatieff, battu à plate couture par les conservateurs en 2011, avait constaté une partie du génie électoral des conservateurs : ils interviennent peu dans la vie des gens. Ils s’assurent de ne pas déranger leurs électeurs. Si en plus Stephen Harper leur offre des baisses d’impôt, ils seront prêts à lui pardonner bien des écarts de conduite.