Guerre de mots entre les pouvoirs exécutif et judiciaire

La juge en chef Beverly McLachlin et le premier ministre Stephen Harper s’affrontent au sujet de la nomination de Marc Nadon.
Photo: La Presse canadienne (photo) Fred Chartrand La juge en chef Beverly McLachlin et le premier ministre Stephen Harper s’affrontent au sujet de la nomination de Marc Nadon.

Ottawa — Le ton monte entre les conservateurs et la Cour suprême. Le premier ministre et la juge en chef se sont livrés à une guerre inhabituelle entre pouvoir exécutif et judiciaire vendredi, en se répliquant l’un l’autre sur la place publique quant à la bienséance des conversations qui ont précédé la nomination du juge Marc Nadon à la Cour suprême.

 

On apprenait jeudi que la juge en chef Beverley McLachlin a averti les bureaux du ministre de la Justice et du premier ministre que la nomination du juge Nadon au plus haut tribunal du pays risquait de poser problème.

 

En matinée vendredi, Stephen Harper a scandé qu’il aurait été « très inapproprié » qu’il accepte de discuter du choix de Marc Nadon avec des juges qui seraient appelés à se prononcer sur le sujet.

 

« Si la population pensait qu’un premier ministre, un ministre de la Couronne, consulte des juges sur des cas devant les tribunaux — ou pire, qu’un premier ministre consulte des juges sur des cas qui iront certainement devant les tribunaux avant d’entendre les arguments, je pense que toute l’opposition, tous les médias et toute la communauté juridique seraient bien choqués par un tel comportement », a martelé Stephen Harper, visiblement irrité.

 

La veille au soir, son bureau avait lancé les premiers reproches, en affirmant que le premier ministre ou le ministre de la Justice Peter MacKay « n’appelleraient jamais un juge en exercice au sujet d’une affaire qui est portée devant son tribunal ou qui pourrait éventuellement l’être ».

 

M. Harper s’est targué vendredi, de passage à London en Ontario, d’avoir plutôt consulté des experts constitutionnels au sein de son gouvernement et à l’externe, lesquels étaient tous d’accord selon lui « que la pratique de considérer les juges de la Cour fédérale n’est pas un problème ».

 

Mais moins d’une heure après la sortie du premier ministre, la Cour suprême a répliqué en publiant son deuxième communiqué en deux jours, arguant qu’« il n’y a à aucun moment eu quelque communication que ce soit […] au sujet d’instances devant les tribunaux ». Mme McLachlin a appelé le ministre MacKay fin juillet alors qu’il étudiait la liste de candidats potentiels, afin de « signaler une possible difficulté relativement à l’admissibilité des juges des cours fédérales » à occuper l’un des postes réservés au Québec. La juge en chef aurait songé à appeler le premier ministre, mais aurait laissé tomber, selon le tribunal.

 

« Selon la coutume, les juges en chef sont consultés durant le processus de nomination, et il n’y a rien d’inopportun à soulever une possible difficulté susceptible d’influer sur une éventuelle nomination », a fait valoir Mme McLachlin — une déclaration publique rarissime de la part de la juge en chef.

 

L’Association du Barreau canadien (ABC) s’est d’ailleurs portée à la défense de la juge, vendredi, se disant « préoccupée » par les propos tenus par le premier ministre et son bureau depuis jeudi. Car ceux-ci minent « la crédibilité de l’institution, une institution essentielle à la démocratie », a fait valoir le président de l’ABC Fred Headon, en entretien téléphonique.

 

D’autant plus que ces critiques lui semblent « sans fondement sérieux ». « La juge en chef a un rôle légitime dans les consultations lorsque cela vise un poste vacant à la Cour suprême. Il n’y a rien d’inapproprié à ce qu’elle partage ses préoccupations avec le gouvernement », a-t-il répliqué.

 

Rare querelle

 

L’échange de tirs entre M. Harper et la juge en chef a fait bondir l’opposition. Et les experts conviennent que la situation est inhabituelle.

 

« Ce n’est pas du tout dans la tradition canadienne d’avoir ce genre de combat de coqs entre le chef du gouvernement et la chef du pouvoir judiciaire, a commenté Stéphane Beaulac, professeur de droit à l’Université de Montréal. C’est une opération qui commence à ressembler beaucoup à du “ Cour suprême bashing ”. Ça semble être revanchard. »

 

Une lecture partagée par la néodémocrate Françoise Boivin. « Le but clair, net et précis du gouvernement […] c’est d’essayer maintenant de “ cochonner ”, excusez l’expression, la Cour suprême comme entité parce qu’ils sont mauvais perdants », a-t-elle reproché, en rappelant que le tribunal a non seulement invalidé la nomination du juge Nadon, mais aussi mis à mal la volonté des conservateurs de réformer seuls le Sénat et de mettre sur pied une commission nationale des valeurs mobilières.

 

Stéphane Dion a déploré à son tour un affrontement « sans précédent ». Le libéral s’est dit inquiet de voir que l’avis de la juge en chef émis lors d’un processus confidentiel ait été révélé aux médias pour « salir » Mme McLachlin. « Cela mine le processus pour l’avenir », a-t-il prévenu en expliquant que des témoins seraient dorénavant « très réticents à parler puisqu’ils n’auront pas l’assurance de la confidentialité tant qu’on aura ce gouvernement ».

 

La Cour suprême a invalidé la nomination du juge Nadon, fin mars, au motif qu’ayant siégé à des tribunaux fédéraux pendant 20 ans M. Nadon ne se qualifiait pas aux sièges réservés à des juristes du Québec. M. Harper a déploré que cette décision fait des juges québécois à la Cour fédérale « des juges de deuxième classe ». Car ceux-ci n’ont pas accès, contrairement à leurs collègues du reste du pays, à la Cour suprême.

 

Une interprétation qui est juste, théoriquement, mais dont il ne faut pas exagérer les risques, selon M. Beaulac. « Ça ne s’est jamais présenté depuis 135 ans. »

C’est une opération qui commence à ressembler beaucoup à du “ Cour suprême bashing ”. Ça semble être revanchard.

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