La sécurité tiendra-t-elle le coup?

Ottawa — De l’avis de tous les intervenants et observateurs interrogés, il s’agit de « la question à un million de dollars » : quand les forces internationales auront complètement évacué l’Afghanistan cet été, les forces locales seront-elles en mesure de prendre la relève et de préserver les acquis sécuritaires et démocratiques si chèrement obtenus ?
Graeme Smith, ex-journaliste pour le Globe and Mail et maintenant travailleur pour l’International Crisis Group, se montre très sceptique. « Que se passera-t-il ensuite ? Personne ne le sait. Quiconque vous dit que les choses vont aller pour le mieux raconte des histoires ou est un menteur. Le conflit va continuer à prendre de l’ampleur. Le Pentagone en novembre a produit un rapport en disant que la guerre allait en diminuant, mais l’ONU a dit exactement le contraire. Mon travail et mes visites dans sept provinces au cours de la dernière année m’indiquent fortement que l’ONU a raison. La situation s’envenime. »
Le transfert graduel de la responsabilité de la sécurité aux Forces de sécurité nationales afghanes (FNSA) sera complété cet été. Ces forces sont constituées de 330 000 personnes réparties presque à égalité de parts entre l’Armée nationale afghane et la Police nationale afghane.
Caroline Leprince entretient des doutes sur la pérennité des progrès. Cette chercheuse à l’Observatoire sur les missions de paix et opérations humanitaires, qui s’est rendue en Afghanistan une première fois en 2008, s’inquiète du « très haut niveau d’attrition » des FNSA découlant des blessures, décès et abandons. « On estime qu’il faut remplacer environ 50 000 personnes par année. C’est énorme, c’est insoutenable », pense-t-elle.
À l’heure actuelle, les salaires des membres de la FNSA sont versés par la communauté internationale. Le Canada y consacrera encore 330 millions de dollars de 2015 à 2017. Mais la volonté internationale se maintiendra-t-elle au-delà, demande Yann-Cédric Quéro, un consultant pour l’ONU. « Les FNSA vont-elles pouvoir résister aux coups de boutoir des talibans ? Pas sûr. » Alors après, dit-il, si les défaites s’accumulent, l’Occident pourrait vaciller. « Ce sont des bourbiers politiques et financiers… »
Aux États-Unis, le SIGAR (le vérificateur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan) traque les 97 milliards de dollars consacrés par les États-Unis en aide. Les rapports du patron, John Sopko, sont lapidaires et détestés par certains parce que sapant l’appui populaire à la cause. En octobre, par exemple, l’équipe de M. Sopko a découvert que, corruption oblige, USAID avait, pour un projet de construction d’hôpital, payé l’essence 500 $ le gallon plutôt que les 5 $ demandés sur le marché…
Le major-général Dean Milner, qui a dirigé la mission canadienne an Afghanistan depuis mai 2013, dit faire confiance à la capacité des FNSA de prendre la relève. Il le pense forcément, puisque la mission canadienne consiste depuis un an à former ces FNSA… « Je suis un optimiste, dit-il en entrevue avec Le Devoir. Pour moi, les Forces afghanes et les policiers sont capables de commander les missions contre les talibans. Les Forces se sont beaucoup améliorées. »
Selon lui, les électeurs canadiens qui mettent en doute les progrès réalisés en Afghanistan parce que les attentats se poursuivent sont trop exigeants. « Dans les dernières semaines, il y a eu quelques attaques », dit-il lors de l’entrevue effectuée début février. Mais il faut comprendre qu’on a une perception occidentale de la situation. Ici, la région, c’est le Pakistan, l’Inde. Quand il y a quelques attaques, pour les Afghans, c’est presque « normal »», dit-il en français en admettant que « normal » n’est pas exactement le mot qu’il cherche. « Quand vous avez un pays en guerre depuis 40 ans, ce n’est pas le même contexte que le Canada. »
Afflux de prisonniers
Un des sujets de préoccupation pour le major-général est le sort réservé aux prisonniers capturés pendant l’intervention internationale et transférés progressivement aux autorités locales. Il y a trois semaines, l’administration Karzaï en a relâché 65 d’un coup (pour un total supputé de 500), au motif qu’ils avaient été incarcérés sur la foi de preuves fumeuses. Les États-Unis et l’Union européenne ont vivement dénoncé la libération de personnes qui pourraient contribuer à la recrudescence de la violence.
Mais que faire avec ces gens qui sont, pour certains d’entre eux, derrière les barreaux depuis 12 ans ? Ils devront bien sortir un jour, non ? À cela, le major-général Milner n’a pas de réponse. « Ce sont des prisonniers qui ont commis des attaques horribles contre le gouvernement, contre les forces internationales, contre les Afghans eux-mêmes. Nous ne pensons pas qu’ils devraient être relâchés. »
Pour Graeme Smith, le défi des prisonniers est ailleurs. C’est lui qui avait révélé la torture systématique à laquelle étaient soumis les prisonniers remis par les soldats canadiens aux autorités locales. La situation ne s’est guère améliorée. « L’ONU a interrogé des centaines de détenus et a confirmé ce que j’avais mis au jour à l’époque », rappelle-t-il. Le risque est double. Un tel comportement pourrait saper l’autorité morale de l’État et grignoter les acquis civiques, dit-il, mais aussi l’appui international. « Avec la prolifération de YouTube et la facilité avec laquelle on arrive maintenant à faire de la vidéo et de la photographie, s’il y a des preuves d’atrocités qui font surface, l’appui international pourrait s’effondrer. Et l’Afghanistan a besoin de l’argent international pour financer les forces de sécurité. »
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Le départ des militaires canadiens est salué par les talibans
Kaboul, Afghanistan — Un communiqué publié jeudi par le service d’information des talibans salue le départ d’Afghanistan des derniers militaires canadiens cette semaine, précisant qu’ils partent dans la défaite.
Le communiqué félicite les combattants insurgés des districts afghans de Panjwaii, Zhari, Dand, Maiwand et Shah Wali Kot qui ont affronté les militaires canadiens. Ces derniers, peut-on lire, ont mené une mission infructueuse dans le pays, à l’instar des militaires du Danemark, des Pays-Bas, de la Pologne, de l’Australie et de l’Espagne.
Cette propagande talibane a été distribuée dans des communautés isolées de l’Afghanistan où les militaires canadiens ont contribué à la construction de routes, d’écoles et d’immeubles, en plus de veiller à la sécurité publique.
Le message rappelle aux Afghans que les forces étrangères sont toujours de passage dans leur pays alors que les talibans, eux, y assurent une présence permanente.
Cependant, un homme d’affaires du district de Panjwaii, Towfik Rafiqi, assure que le sentiment général de la population qui l’entoure est que les Canadiens ont été de durs combattants qui sont parvenus à faire reculer les talibans.
La Presse canadienne