Une loi pour les conservateurs?

Le projet de loi C-23 viendra chambouler le financement électoral.
Photo: Agence France-Presse (photo) Chris Young Le projet de loi C-23 viendra chambouler le financement électoral.

Ottawa — Il en faudra encore beaucoup, du temps, pour bien comprendre les ramifications du volumineux projet de loi réformant la Loi électorale du Canada. Le projet C-23 déposé cette semaine par le gouvernement conservateur s’est valu plusieurs commentaires favorables, mais aussi une critique importante : les changements apportés aux limites financières en vigueur en campagne électorale profiteront surtout à la formation de Stephen Harper.

 

Le projet de loi C-23 change trois éléments liés aux finances électorales : il rehausse le plafond de dépenses permises en campagne, il augmente le montant maximal qu’un individu peut contribuer à un parti ou à un candidat et il modifie la liste de ce qui est considéré comme une dépense électorale soumise au plafond. Dans les trois cas, accuse l’opposition à la Chambre des communes, les nouvelles règles favorisent le Parti conservateur.

 

Le plafond des dépenses, d’abord. En campagne électorale, un parti politique ne peut dépenser autant qu’il le souhaite. Il est soumis à une limite afin que les formations trop riches ne puissent pas enterrer la voix de leurs adversaires avec de coûteux matraquages publicitaires. Cette limite est établie en fonction du nombre de candidats présentés par une formation. Elle s’est élevée à un peu plus de 21 millions de dollars en 2011 (5,4 millions pour le Bloc québécois). Ottawa augmente ce plafond de 5 %.

 

Plusieurs estiment que le Parti conservateur, qui a les coffres les mieux garnis, sera le plus en mesure de dépenser davantage. Cependant, lors de l’élection de 2011, c’est le Nouveau Parti démocratique qui a le plus dépensé. La formation de Jack Layton était à 650 000 $ d’atteindre son plafond de dépenses alors que le Parti conservateur aurait pu dépenser encore 1,4 million. Le Parti libéral en était à 1,5 million et a en plus terminé la campagne avec une créance impayée de 24 000 $. De son côté, le Bloc québécois avait pour ainsi dire atteint sa limite, ayant dépensé à peine 30 000 $ de moins que la limite permise !

 

Le rehaussement des contributions qu’un même individu peut verser à un parti politique au cours d’une année donnée passera de 1200 $ à 1500 $. Encore là, certains estiment que cela avantagera le Parti conservateur. Le Globe and Mail a en effet calculé que c’est la formation de Stephen Harper qui dispose du plus grand nombre de donateurs ayant versé le maximum permis par la loi en 2013 (ceux susceptibles de donner davantage si le plafond est relevé), soit 2489. À titre de comparaison, calcule le quotidien torontois, le Parti libéral (PLC) n’a compté que 1536 donateurs ayant versé le maximum cette année-là et le NPD, 417. Au Bloc québécois ? Le Devoir en a trouvé seulement trois. Notons cependant que, lorsque le Parti libéral était au pouvoir, c’était lui le champion des dons généreux. En 2003, lorsqu’il a plafonné les dons — une première au Canada —, tous s’étaient entendus pour dire que le Parti libéral serait le premier à faire les frais de sa réforme.

 

Récolter des fonds sans frais

 

Le troisième changement est de loin celui qui dérange le plus. En vertu des changements proposés dans le projet de loi C-23, toute dépense faite par un parti politique pour solliciter des fonds de ses anciens donateurs ne sera plus comptabilisée comme une dépense électorale soumise au plafond. Ces « anciens donateurs » seront toutes les personnes ayant déjà versé plus de 20 $ à la formation dans les cinq années précédant le déclenchement de l’élec

 

Une loi pour les conservateurs ?tion. Pour l’élection de 2015, on pourra donc remonter jusqu’en 2010.

 

Or le Parti conservateur compte, et de loin, beaucoup plus de donateurs que ses adversaires. En 2010, il a obtenu de l’argent de 95 000 personnes différentes, contre environ 32 000 pour le PLC et 23 000 pour le NPD. En 2011, l’écart s’est légèrement resserré : 110 000 donateurs conservateurs, presque 50 000 libéraux et 38 000 néodémocrates. Même tendance en 2012, avec deux fois plus de donateurs conservateurs que de donateurs libéraux ou néodémocrates. Les chiffres de 2013 ne sont pas encore consolidés.

 

Concrètement, ces règles signifient que, là où les troupes de Thomas Mulcair pourront envoyer, disons, une lettre à 40 000 exemplaires sollicitant des fonds pour « faire barrage au dangereux Stephen Harper », celles de ce même Stephen Harper pourront répliquer par un pamphlet tiré à 110 000 exemplaires demandant de l’argent pour « empêcher Justin de vendre du pot à nos enfants ». En d’autres mots, le Parti conservateur obtient de manière détournée le droit de dépenser plus que ses adversaires.

 

Dans les coulisses, on explique qu’en outre, cette mesure pose problème parce qu’il sera impossible d’en vérifier l’application. Comment Élections Canada pourra savoir où de telles lettres de sollicitation ont été envoyées pour en vérifier l’admissibilité ? « Il n’y a pas de point de départ », fait-on remarquer. La possibilité de dérapage est donc grande.

 

« Ils pipent complètement les dés en leur faveur et ils ne veulent même pas qu’on en discute correctement et en profondeur », estime le chef néodémocrate, Thomas Mulcair. Le groupe Democracy Watch dénonce aussi ces changements aux paramètres financiers des futures élections fédérales. Le rehaussement des limites de dons invite l’argent en politique, déplore un de ces membres, Duff Conacher. L’exclusion de la sollicitation des dépenses plafonnées « permettra la création d’un nouveau trou noir secret qui ne sera ni réglementé ni soumis aux enquêtes, déplore-t-il. Cette exemption est antidémocratique, non éthique et va à l’encontre de l’esprit de démocratisation ayant animé tous les changements apportés à la Loi électorale du Canada au cours de la dernière décennie. »

 

S’identifier pour voter

 

Le projet de loi C-23 s’est attiré les critiques du directeur général des élections, Marc Mayrand, aussi parce qu’il abolit l’actuelle possibilité, pour une personne non inscrite sur la liste électorale, de se présenter à un bureau de scrutin sans carte d’identité et de prêter serment en étant accompagné d’un électeur identifié qui dit la connaître. Selon M. Mayrand, il y a encore beaucoup de personnes, en particulier des jeunes autochtones et des aînés, qui n’ont pas les documents exigés pour s’identifier. Le ministre Pierre Poilievre rétorque que le taux d’erreur dans ces cas est trop élevé. Le serment, selon lui, ouvre la porte à la fraude électorale.

 

Dans les coulisses, le Bloc québécois explique que cette mesure n’existait auparavant que dans les circonscriptions rurales « où les gens se connaissent davantage et où il est plus difficile de se faire passer pour quelqu’un d’autre ». À la faveur d’une réforme électorale pilotée par le gouvernement libéral en 1999, le Bloc québécois avait proposé d’abolir ce processus d’identification. Au contraire, rappelle-t-on, le gouvernement l’a étendu à l’ensemble des circonscriptions. Le Bloc québécois est d’ailleurs d’accord avec le gouvernement sur cet aspect.

 

Le Bloc québécois désire aussi que le gouvernement inscrive dans son projet de loi que le vote à visage voilé n’est plus permis. Il avait déposé un projet de loi en ce sens en 2007, projet de loi que le gouvernement avait repris à son compte mais n’avait finalement pas fait adopter. Pourquoi ne pas l’avoir inséré dans le projet C-23 ? a demandé le député André Bellavance à la Chambre des communes jeudi. Le ministre a seulement remercié le Bloc pour sa « suggestion » en se disant ouvert à discuter du projet de loi en comité parlementaire.

 

Il faut dire qu’à l’heure actuelle, il est possible de voter sans s’identifier à l’aide d’une photo. La liste des documents d’identification acceptés compte 38 possibilités, dont un bracelet d’hôpital, une carte de crédit, un bail, une police d’assurance, une facture de téléphone, un talon de chèque du gouvernement, un permis de chasse ou encore un relevé bancaire, tous des documents ne comportant aucune photo. Exiger de voter à visage découvert, fait valoir le chef libéral, Justin Trudeau, n’apporte rien aussi longtemps qu’on ne peut comparer ce visage à une photo.


Consensus

 

Le patron d’Élections Canada a exprimé le souhait jeudi que le projet de loi fasse l’objet du plus grand consensus qui soit à la Chambre des communes. Après tout, a fait valoir Marc Mayrand, cette loi touchera directement les élus et leur formation respective.

 

La précédente réforme électorale de 2003, instaurant pour la première fois en politique fédérale des plafonds aux dons et un financement étatique des partis politiques, avait été appuyée par les libéraux, les néodémocrates et les bloquistes. Seuls les alliancistes et les progressistes-conservateurs s’y étaient opposés, car ils n’approuvaient pas le financement étatique. Le gouvernement conservateur abolit d’ailleurs progressivement ce financement. Toutefois, la réforme de 2000, plus mineure, n’avait été soutenue par aucun parti de l’opposition. Elle interdisait la publication de sondages électoraux 24 heures avant le scrutin et limitait les dépenses que pouvaient engager les tiers pendant une campagne.

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