La cyberintimidation comme cheval de Troie?

Le projet de loi contre la cyberintimidation contient des mesures qui incitent les fournisseurs Internet à livrer des informations confidentielles sur leurs clients.
Photo: Agence France-Presse (photo) Shah Marai Le projet de loi contre la cyberintimidation contient des mesures qui incitent les fournisseurs Internet à livrer des informations confidentielles sur leurs clients.

Ottawa — Des voix s’élèvent pour reprocher à Ottawa d’avoir utilisé la lutte contre la cyberintimidation comme un paravent pour ramener en catimini des outils de surveillance policière. Trois groupes ou professeurs spécialisés dans le domaine des télécommunications estiment que le projet de loi C-13 présenté cette semaine ne sert en fait qu’à ressusciter le controversé projet de loi C-30 qui avait coulé le ministre Vic Toews l’année dernière.

 

La dénonciation vient maintenant du professeur Michael Geist, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le droit en matière d’Internet et de commerce électronique à l’Université d’Ottawa. « Presque la totalité du projet de loi C-13 est comme C-30 », soutient M. Geist en entrevue avec Le Devoir.

 

Le projet de loi C-30 avait été présenté en février 2012 comme un outil pour protéger les enfants « contre les cyberprédateurs ». Dans les faits, il octroyait de nouveaux pouvoirs d’enquête. Les policiers auraient pu forcer, sans mandat, les fournisseurs de services Internet à dévoiler des informations personnelles sur un internaute. Le titre du projet de loi laissait croire que cet outil extraordinaire ne serait utilisé que dans le cadre d’enquêtes sur des pédophiles, mais son libellé n’en limitait d’aucune manière le champ d’application.

 

Michael Geist reconnaît que cet aspect du projet de loi C-30 ne se retrouve pas dans C-13. « Les fournisseurs de services Internet ne sont pas obligés de le faire, mais le gouvernement fait en sorte que s’ils coopèrent pour fournir ces informations même sans mandat d’un juge, ils ne feront face à aucune poursuite. »

 

M. Geist soutient aussi que le projet de loi C-13 rend plus facile l’obtention de mandats pour forcer la divulgation d’informations sur les internautes et permet de garder secrets ces mandats. « Le gouvernement utilise le paravent de la cyberintimidation de la même manière qu’il avait utilisé celui de la prédation sexuelle » en 2012, conclut-il.

 

Le ministre parrain de C-30, Vic Toews, avait accusé ses opposants à l’époque de protéger les pédophiles. S’en était suivi une campagne de dénigrement du ministre dans Internet. M. Toews a quitté la vie politique cet été. Une élection partielle pour le remplacer se tient lundi.

 

Jeudi, l’Association des libertés civiles de Colombie-Britannique a dit à La Presse canadienne que C-13 constitue un moyen « de ramener la plupart des composantes de C-30 ». Le groupe OpenMedia.ca a quant à lui calculé que deux pages et demie de C-13 portent sur la cyberintimidation et que le reste des 65 pages porte sur « l’espionnage en ligne ».

 

Le bureau du ministre de la Justice, Peter MacKay, a fait savoir que le projet de loi a été déposé après consultation du Commissariat à la protection de la vie privée.


Outil nécessaire?

 

Au-delà de ces critiques, c’est toute la nécessité d’une loi contre la cyberintimidation qui est remise en question. La plupart des articles se trouvant dans C-13 sont des reformulations d’articles déjà existants dans le Code criminel.

 

Pierre Trudel, titulaire de la Chaire L.R.Wilson sur le droit des technologies de l’information et du commerce électronique à l’Université de Montréal, rappelle que la diffusion non approuvée d’images est déjà interdite. « Cela peut constituer une atteinte au droit à l’image […] ou du harcèlement criminel dans les cas très graves, explique-t-il. Ce qu’on criminalise dans le projet de loi C-13 est une forme particulière de harcèlement qui d’après moi et d’après beaucoup de gens était déjà visée par les dispositions qu’on vient d’évoquer. » Selon M. Trudel, « il y avait déjà [dans les lois canadiennes] ce qu’il fallait pour intervenir, mais peut-être fallait-il un peu plus de preuves. Il fallait démontrer l’intention de harceler. »

 

C-13 punit la diffusion « d’images intimes » et définit plus largement le concept « d’images intimes ». Il ne s’agit plus seulement d’images montrant une personne nue, mais toute image la montrant dans des circonstances où « il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée ». Selon M. Trudel, cette définition est très large et pourrait — qui sait ? — couvrir une photo de quelqu’un au restaurant affichée sur Facebook. « La photo pourrait n’avoir été affichée qu’une fois. On n’est plus du tout dans une logique de harcèlement. Ça rend les choses plus faciles [pour les policiers], mais cela pourrait avoir des effets pervers. »

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