Dr Henry Morgentaler - Dix-neuf ans de débats épiques


	Le 20 janvier 1976, la Cour d'appel du Québec maintient l'acquittement du docteur Henry Morgentaler, qui était accusé d’avortement illégal.
Photo: Alain Renaud - Le Devoir Le Devoir
Le 20 janvier 1976, la Cour d'appel du Québec maintient l'acquittement du docteur Henry Morgentaler, qui était accusé d’avortement illégal.

Ottawa — C’est par souci de cohérence intellectuelle que le docteur Henry Morgentaler a commencé à pratiquer des avortements, à Montréal, en 1969. Deux années plus tôt, à titre de penseur humaniste, le médecin juif rescapé des camps nazis avait comparu devant les élus fédéraux pour y aller d’une déclaration fracassante. Les femmes, avait-il plaidé, devraient avoir le droit de se faire avorter à la demande parce que « toute mère doit l’être par choix, et tout enfant doit être désiré », et que, de toute façon, le foetus « n’est pas un être humain. C’est un être humain virtuel ». Les femmes avaient du coup afflué à son cabinet et il se sentait hypocrite de les renvoyer à leur sort.

Les ennuis du médecin avec la justice débutent presque aussitôt. Il est arrêté en 1970, acquitté par un jury, mais condamné à 18 mois de prison par la Cour d’appel, jugement maintenu par la Cour suprême en 1975. Il restera 10 mois derrière les barreaux. Les procès se dédoublent pendant cette période, les gouvernements du Québec, du Manitoba et de l’Ontario (où sont situées ses trois cliniques d’avortement) multipliant les accusations.


À l’époque, une femme peut obtenir un avortement seulement si elle obtient un certificat du « comité de l’avortement thérapeutique » de son hôpital, formé d’au mois trois médecins, attestant que la poursuite de la grossesse mettrait probablement sa vie ou sa santé « en danger ». Contrevenir à la loi valait à la femme deux ans de prison et la perpétuité pour l’avorteur.

 

Le vent tourne en 1976


Au Québec, le vent tourne en 1976 avec l’arrivée du gouvernement péquiste de René Lévesque, qui juge la loi fédérale inapplicable et donne instruction de ne plus porter d’accusations. Celles déjà portées contre le Dr Morgentaler sont abandonnées. C’est donc par l’Ontario que le célèbre jugement arrivera. Le Dr Morgentaler est acquitté par un jury (encore) en première instance, condamné en Cour d’appel, mais blanchi ce 28 janvier 1988 par une Cour suprême nouvellement armée d’une Charte des droits et libertés.


La cause, entendue par sept magistrats, se conclut par un verdict à cinq juges contre deux. « Forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener un foetus à terme à moins qu’elle ne satisfasse à des critères sans rapport avec ses propres priorités et aspirations est une ingérence grave à l’égard de son corps et donc une violation de la sécurité de sa personne », écrit le juge en chef d’alors, Brian Dickson.


Ce jugement a pour toile de fond un tout nouveau débat sur l’activisme judiciaire, la communauté légale se questionnant sur son rôle depuis que la Charte a été adoptée et qu’elle appelle les magistrats à interpréter les lois à son aune. Ce refus de l’activisme judiciaire motive d’ailleurs les deux juges dissidents. Le juge William McIntyre réplique en effet que la Cour devrait respecter la volonté initiale du législateur. « Les tribunaux doivent s’en tenir aux valeurs […] énoncées dans la Charte et s’abstenir d’imposer ou de créer d’autres valeurs qui ne s’y trouvent pas. Il s’ensuit donc, selon moi, que notre tâche en l’espèce ne consiste pas à résoudre ni à tenter de résoudre ce qu’on pourrait appeler la question de l’avortement. »

 

Deux ans de prison


Le Dr Henry Morgentaler, qui aura 90 ans le 19 mars prochain, n’a pas accordé d’entrevue. L’homme ne pratique plus dans ses cliniques. Il avait déjà déclaré dans le passé que ce 28 janvier 1988 avait été « le plus beau jour de [sa] vie ».


Ce jugement a fait voler en éclats toutes les balises sur l’avortement. Le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney de l’époque a tenté en vain d’encadrer cette procédure par le projet de loi C-43. Il abolissait l’obligation d’obtenir le certificat d’un comité thérapeutique, mais il fallait encore que le médecin soit « arrivé à la conclusion que, sans l’avortement, la santé ou la vie de la personne serait vraisemblablement menacée ». La peine à perpétuité était réduite à deux ans de prison. Le projet de loi avait été adopté par la Chambre des communes, mais un vote ex aequo au Sénat a fait mourir l’initiative.


À ce jour, il n’existe aucune limite au droit à l’avortement au Canada, au grand dam du mouvement pro-vie. Aucun gouvernement n’a tenté de rédiger de nouvelles règles. Toutes les initiatives parlementaires (44, dit le mouvement pro-vie) ont émané de députés d’arrière-banc, notamment celle pour faire compter en double un crime visant une femme enceinte, de criminaliser le fait de contraindre une femme à obtenir un avortement ou encore celle tentant de mettre sur pied un comité pour étudier quand au juste commence la vie.

 

Cause Daigle-Tremblay


Des jugements subséquents à la Cour suprême ont fini de baliser le cadre légal de l’avortement au Canada. Ainsi, la fameuse cause Daigle-Tremblay en 1989 a déterminé que le foetus n’a aucun droit reconnu en droit canadien. Du coup, le futur père ne pouvait empêcher sa conjointe d’avorter. En 1997, le tribunal tranche la cause de G., une toxicomane à qui le Manitoba veut imposer une cure de désintoxication pour protéger son enfant à naître. La cour penche du côté de la femme, tout comme elle le fait encore en 1999 quand elle détermine qu’un enfant laissé lourdement handicapé par un accident de voiture alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère ne pouvait pas poursuivre celle-ci pour obtenir une indemnité de l’assureur automobile.


« C’est un sentiment de tristesse et de deuil qui m’anime, lance le président de Campagne Québec-Vie, Georges Buscemi. C’est comme le jour du Souvenir. On a baissé les bras et, au lieu de parler de la responsabilité d’élever les enfants et d’aider les personnes en détresse, on érige un faux droit, celui de l’autonomie absolue qui permet de faire ce qu’on veut, même le meurtre. »


Du côté pro-choix, le coeur est plus à la fête, mais pas complètement. « Notre sentiment est partagé, lance Jeanette Doucet, de l’Association des Canadiens pour la liberté de choix. Oui, on a eu la victoire de 1988 et il faut célébrer le fait que la loi contre l’avortement n’existe plus, mais même si le droit d’avoir un avortement existe, l’accès n’est pas là pour toutes les Canadiennes. »


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Ma rencontre avec Dr Henry Morgentaler


« Êtes-vous inquiète, Michèle ? » Un sarrau blanc, un collier de barbe devenu célèbre, et cette sollicitude dans la voix. Ce sont les souvenirs embrumés mais marquants que conserve Michèle Nevert de son passage dans le cabinet d’un certain Henry Morgentaler, pour un avortement.

C’était en 1980, alors que l’intervention n’était pas aussi libre de conséquences qu’elle le fut ensuite grâce à sa décriminalisation. Fraîchement débarquée de France, elle venait de rencontrer son copain, commençait tout juste une thèse de doctorat. « Quand je suis tombée enceinte, c’était clair : je ne pouvais poursuivre la grossesse », raconte celle qui a eu deux enfants ensuite avec le même conjoint, mais au moment opportun. Au centre de recherche où elle travaille alors, une amie évoque un médecin qu’elle connaît, et qui milite pour le droit des femmes à décider pour elles ce qui leur convient en matière de santé reproductive. « Il s’appelle Henry Morgentaler », lui dit-elle. Un appel. Une prise de rendez-vous. « Je me rappelle très bien son visage, et ce qu’il m’a dit : “ Êtes-vous inquiète, Michèle ? ” Ça m’a frappée ! En France, on aurait dit “ madame ” ! »

L’ouverture et la gentillesse du médecin militant faisaient pour Mme Nevert un vif contraste avec les médecins consultés par obligation auparavant, et qui l’avaient embarrassée de leurs jugements et réprimandes. « Comme si je ne pouvais pas, de moi-même, prendre cette décision. »

Quelques minutes plus tard, c’était terminé. Elle le revit ensuite au petit écran, ou à la une des journaux, en porteur des grandes causes. L’occasion, chaque fois, de se rappeler sa rencontre avec Henry…

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