Avion de chasse F-35 - Un nouveau départ à l’issue incertaine

Après des années à défendre bec et ongles le choix du chasseur F-35, le gouvernement a annoncé cette semaine qu’il remettait les compteurs à zéro. Il refera ses devoirs. Mais pour aboutir à quel résultat ? Le même ? Ce n’est pas impossible.
Le gouvernement Harper avait sorti l’artillerie lourde, mercredi, pour faire le point sur le dossier des F-35 : séance d’information à huis clos avec de hauts fonctionnaires, documentation abondante, conférence de presse avec deux ministres et une sous-ministre. Et tout cela pour porter deux messages : que le gouvernement retourne à la case départ pour choisir un avion de remplacement au CF-18 et que le prix plus élevé du F-35 pouvait s’expliquer.
On ne sait cependant toujours pas quand la première évaluation des appareils sera complétée ni ce que le gouvernement fera ensuite. Lancera-t-il ou non un appel d’offres ? Et paiera-t-il cette faramineuse facture de près de 46 milliards ?t
De l’avis du politologue Yves Bélanger, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le gouvernement a concocté ce processus pour gagner du temps. « Pour donner du temps à Lockheed-Martin afin d’améliorer son offre. » Le constructeur du F-35, dit-il, connaît des problèmes. Il n’arrive pas encore à respecter ses engagements techniques et ceux en matière de coûts. Or il doit les réduire s’il veut pouvoir soumissionner à un prix plus ferme et compétitif. Advenant, bien sûr, que le Canada procède à un appel d’offres.
Du temps, le gouvernement en a aussi besoin pour faire baisser la pression politique. Il peut espérer ne pas entendre beaucoup parler de ce dossier pendant que se poursuit le long processus de sélection. Et « cette décision va probablement permettre au gouvernement de rééchelonner son programme d’achat, ce qui pourrait réduire la pression budgétaire au cours des prochaines années », poursuit M. Bélanger.
Surplace
Si on peut comprendre les motivations du gouvernement, il en va autrement de la démarche choisie. « On ne retourne pas à une nouvelle case départ, mais à la même qu’il y a six ans », fulmine Alan S. Williams, un sous-ministre adjoint (matériel) au ministère de la Défense jusqu’en 2005.
Le processus annoncé mercredi ressemble en effet à ce que le ministère de la Défense a fait entre 2006 et 2010. À l’époque, les militaires avaient procédé à une évaluation des options disponibles avant de décider de procéder sans appel d’offres pour acquérir 65 chasseurs F-35. Ce processus avait cependant été fortement entaché par le biais marqué des militaires pour cet appareil, a démontré le vérificateur général Michael Ferguson dans son rapport du printemps dernier.
Le nouveau processus prévoit une analyse des options existantes sur le marché, mais sous la supervision d’experts externes. Ce n’est qu’ensuite qu’on réexaminera l’énoncé des besoins opérationnels et qu’on décidera de procéder ou non à un appel d’offres.
Critique bien connu de la gestion du programme des avions de chasse, Alan Williams n’est pas impressionné. Selon lui, on s’apprête à faire exactement les mêmes erreurs qu’avant 2010. « C’est la même chose et, de la part du gouvernement, la même manipulation. [...] On a déjà fait l’analyse des options. On sait tous ce qu’il en retourne. On ne cherche ici qu’à faire obstruction et à perdre du temps », dit-il.
La supervision indépendante assurée par les experts externes ne le rassure pas. « Ça ne veut rien dire. Ça ne remplace pas un processus rigoureux comme une compétition ouverte », dit-il. De l’avis de cet expert en matière d’approvisionnements publics, la seule façon d’en arriver à un choix impartial est de définir maintenant les besoins de l’aviation (SOR) sans implicitement favoriser un constructeur, rendre ces exigences publiques pour que les Canadiens les comprennent et inviter ensuite tous les fournisseurs capables d’y répondre à soumettre une proposition.
Des dés pipés ?
Il ne se fait pas d’illusion. Il est persuadé que le gouvernement n’a pas fait mention d’un appel d’offres parce qu’il n’en veut pas. Le professeur Stéphane Roussel, de l’École nationale d’administration publique, est moins catégorique, mais il avoue avoir été surpris par l’absence d’engagement en ce sens. « Le pire scénario pour les conservateurs serait de perdre le contrôle des coûts », ce qu’un appel d’offres peut permettre d’endiguer. Il comprend mal l’obstination du gouvernement, « car le problème de cet avion n’est pas technique, mais fiscal ».
Le fait que le gouvernement refuse toujours de s’engager à tenir un appel d’offres trouble aussi le professeur Bélanger. Ça « envoie un mauvais signal aux soumissionnaires potentiels ». Malgré ce qu’affirmait un haut fonctionnaire, dit-il, les fournisseurs seront réticents dans ce contexte à partager trop de données confidentielles avec le gouvernement canadien. « Il est naïf de croire qu’ils sont prêts à n’importe quoi pour obtenir ce contrat. Le Canada est un petit marché. Avant de se mettre à nu devant le gouvernement canadien, les soumissionnaires potentiels voudront la garantie qu’ils ne travaillent pas pour rien. »
Ils présenteront un dossier, croit-il, mais il manquera fort probablement des détails cruciaux parce que protégés et stratégiques. Un appel d’offres assure aux participants d’être traités sur le même pied : accès aux mêmes informations, même protection juridique, même recours. Mais peu importe le processus, encore faut-il savoir à quel usage est destiné le futur chasseur. « Le choix est tributaire de la mission qu’on veut lui confier », dit M. Bélanger. La surveillance du territoire n’impose pas les mêmes exigences que la participation à des missions de combat à l’étranger, note-t-il.
Pour cette raison, il croit qu’on aurait dû commencer par mieux définir la mission et ensuite l’énoncé des besoins opérationnels avant de se lancer à la chasse au meilleur appareil. Les documents rendus publics mercredi ne sont pas, à son avis, très clairs à ce sujet.
M. Roussel est du même avis. Selon lui, « on ne repart pas vraiment à zéro car, étant donné la façon dont les termes de référence sont posés, il y a de bonnes chances qu’on aboutisse au même résultat ». Les conservateurs, souligne-t-il, ont une conception du rôle des Forces armées qui est différente de celle défendue par les gouvernements précédents. « Ils ont une vision manichéenne du monde. Ils croient que le mal existe et qu’il faut le combattre, explique-t-il. Dans ce contexte, ils jugent nécessaire de participer à des coalitions internationales, de policer les relations internationales, ce qui exige des armes différentes. C’est cette logique stratégique qui est derrière le choix des F-35. Or, tant et aussi longtemps qu’on ne la réexaminera pas, il est douteux qu’on puisse se tourner vers d’autres options. » À moins, dit-il, de nuancer, d’accepter de participer différemment à ces missions internationales, de mettre à contribution d’autres ressources des Forces armées.
De gros dollars
Mais le prix, lui ? Les chiffres offerts mercredi ont frappé l’imagination. Près de 46 milliards pour la durée de vie de l’appareil, voilà qui est bien loin des 9 ou 16 milliards claironnés par les conservateurs durant la dernière campagne électorale et dans les mois qui ont suivi.
Alan Williams, lui, n’est pas surpris. Il écrit depuis un moment déjà que le gouvernement a sous-estimé le prix d’achat, les frais d’entretien et de fonctionnement. Lui-même avançait ce chiffre le printemps dernier. Ce qui le choque, c’est d’entendre les ministres affirmer que la différence ne tient qu’au nombre d’années supplémentaires prises en compte dans la nouvelle estimation, vérifiée par la firme KPMG.
Le nombre d’années de référence n’explique pas tout. Un calcul sommaire fait par Le Devoir montre que les frais annuels d’entretien seraient, selon les données de KPMG, d’environ 150 millions de dollars supérieurs à ceux calculés par le vérificateur général. Les frais de fonctionnement, eux, seraient d’environ 130 millions de plus. Par année.
Yves Bélanger comprend l’intention du vérificateur général quand il exige une évaluation de tous les coûts pour la durée de vie des appareils, mais il note qu’on ne sait pas exactement ce qui est comptabilisé dans chaque catégorie. « Pour l’instant, ça relève de l’exercice de cirque. On n’a pas de repères pour en juger. » D’autant moins qu’on n’a jamais fait l’exercice pour l’achat d’autres avions.
Mais, note le professeur, « plus on lance de chiffres sur la place publique, plus on contribue à la confusion et, éventuellement, au désintérêt ».
Ce qui plairait bien aux conservateurs.
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Collaboratrice