Le dossier des F-35 - Vol à vue !

Le 16 juillet 2010, le ministre de la Défense, Peter MacKay, annonce que le Canada fera l'acquisition, sans appel d'offres, de 65 chasseurs F-35. Le communiqué diffusé pour l'occasion précise que le Canada «s'est engagé à verser environ neuf milliards de dollars pour l'acquisition de 65 appareils F-35 ainsi que pour les armes, l'infrastructure, les pièces de rechange initiales, les simulateurs d'entraînement, les fonds de prévoyance et les coûts d'exécution du projet». Rien de plus n'est dit sur les coûts.
M. MacKay multiplie les entrevues. «Il s'agit d'un processus concurrentiel qui a commencé à la fin des années 1990. [...] Après une rigoureuse compétition, le F-35 Lightning, de Lockheed Aircraft, est clairement sorti vainqueur», a-t-il affirmé sur les ondes de CBC. Et il affirme qu'après examen d'un énoncé étoffé des exigences opérationnelles de l'armée de l'air, le F-35 s'est révélé «le meilleur appareil sur le marché pour répondre à nos besoins au meilleur prix et avec le plus de retombées pour nos industries». Ses déclarations, ce jour-là, mettent la table pour ce qui sera l'essentiel de la défense du projet par le premier ministre Stephen Harper et ses ministres durant les 18 mois qui suivront. Fallait-il les croire?L'appel d'offres
La prétention qu'il s'agissait d'un processus concurrentiel amorcé sous les libéraux sera reprise par la ministre des Travaux publics, Rona Ambrose, dès le premier jour de la reprise des travaux parlementaires, le 20 septembre 2010. «Nous avons effectivement lancé un appel d'offres international. En fait, les libéraux ont eux-mêmes participé à cette procédure d'appel d'offres», dit-elle. Le premier ministre Stephen Harper fait cet argument sien dès la semaine suivante. «C'est une compagnie sélectionnée par le gouvernement libéral précédent», affirme-t-il aux Communes. L'argument sera répété sans arrêt par la suite.
La vérité est que le gouvernement Chrétien a accepté dès la fin des années 1990 de participer au développement du chasseur F-35, en conjonction avec huit autres pays, dont les États-Unis. Le Canada a signé un protocole en 1999 pour la première phase du projet. Contre une contribution financière, mais aucun engagement d'achat, le Canada obtenait que ses entreprises puissent participer aux appels d'offres pour l'ensemble de la production de l'appareil, et non seulement ceux que le Canada pourrait acheter.
Un second protocole a été signé en 2002, là encore sans obligation d'achat. La donne change sous les conservateurs. Comme l'explique le rapport du vérificateur général Michael Ferguson, la Défense signe un nouveau protocole en décembre 2006 dans lequel elle prend des engagements qui affectent le futur processus d'acquisition, et ce, sans en aviser Travaux publics. Ce nouveau protocole lie davantage les retombées industrielles à l'achat de l'appareil par le Canada. Ce protocole et plusieurs décisions prises par la suite par la Défense feront en sorte de rendre pratiquement incontournable le choix du F-35. Les militaires ont évalué à l'interne d'autres avions, mais n'ont jamais procédé à un appel d'offres ou à une quelconque compétition. Le rapport de M. Ferguson est limpide. «De la fin de 2008 jusqu'au milieu de 2009, la Défense nationale a dirigé un processus visant à inciter le gouvernement à prendre la décision d'acheter le chasseur F-35», écrit-il.
Le contrat
La mention d'un contrat ne fait son apparition insistante que vers la fin de 2010 et, dans la bouche du premier ministre, au début de 2011. De passage chez Héroux-Devtek, à Dorval, le 14 janvier 2011, il s'en prend à l'opposition et affirme qu'«annuler ce contrat serait irresponsable». Le 8 avril 2011, en campagne électorale, il dit: «Le contrat que nous avons signé nous met à l'abri de toute augmentation de coûts de ce genre; nous sommes donc très confiants de l'exactitude de nos estimations des coûts.» Plusieurs de ses ministres utilisent avec liberté le mot «contrat», en particulier Tony Clement, alors ministre de l'Industrie.
De contrat, il n'y a jamais eu. Et il n'y en a toujours pas. Tout ce qui a été signé en juillet 2010 est une lettre d'entente que le gouvernement peut résilier à tout moment sans aucune pénalité. Le directeur parlementaire du budget, Kevin Page, le précisait bien dans son rapport du 10 mars 2010, mais cela n'a pas empêché le premier ministre de faire comme s'il y en avait un durant la campagne électorale qui a suivi.
Le meilleur rapport qualité-prix
Cet argument, parfois soulevé par les conservateurs, et le ministre de la Défense en particulier, a été alimenté par les militaires qui s'en sont servi pour convaincre le gouvernement d'acquérir le F-35. Dans une première évaluation de plusieurs modèles d'avion, réalisée en 2006 et portant sur cinq appareils (quatre déjà en production et un seul en développement, le F-35), la Défense concluait que le F-35 «est non seulement l'aéronef qui satisfait le mieux aux exigences des Forces canadiennes en offrant la durée de vie la plus longue, mais il est aussi le plus abordable». Une seconde évaluation a été réalisée en 2008. Elle portait sur trois appareils, deux en production et un seul en développement, toujours le F-35. «Cette analyse, écrit Michael Ferguson, a conclu que, même si les trois aéronefs étaient en mesure de satisfaire aux capacités obligatoires de niveau élevé, c'est le F-35 qui offrait "le meilleur rapport qualité-prix".» Le hic est que le prix d'un appareil en développement n'est qu'une hypothèse. Comment conclure alors qu'il s'agit du meilleur rapport qualité-prix?
Le prix par appareil
Le gouvernement a maintes fois répété qu'il lui en coûterait environ 70 millions par appareil, même après que de nouvelles évaluations américaines eurent démontré qu'il en coûterait davantage et que des pays partenaires, dont les États-Unis, eurent retardé ou réduit leur commande.
En campagne électorale, le premier ministre Harper a même faussement prétendu que le Canada avait un contrat qui le protégeait contre une augmentation des coûts. Quand, à la mi-février 2012, le responsable du programme F-35 chez Lockheed Martin, Tom Burbage, confirmait que ces délais et réductions de commandes allaient entraîner une hausse de prix pour tout le monde, le premier ministre se limitait à dire aux Communes; «Nous avons à cet égard un budget à respecter et nous le respecterons.» La vérité est que le prix final par appareil n'est pas arrêté. Il ne sera pas connu avant au moins un an.
Le coût total
Le jour de l'annonce, le ministre MacKay refusait de parler des coûts d'entretien, affirmant qu'ils devaient faire l'objet d'une négociation. Ce jour-là, le gouvernement ne citait que le coût d'acquisition de 9 milliards. Quelques semaines auparavant, le Globe and Mail avait pourtant mis la main sur un document de la Défense faisant état d'un coût d'acquisition ET d'entretien de 16 milliards sur 20 ans et de coûts d'exploitation pouvant atteindre près de 10 milliards. Ce document avait servi au processus décisionnel en juin 2010, rapporte le vérificateur général.
Le chiffre de 16 milliards, plutôt que de 25 milliards, avait retenu l'attention, au grand plaisir du gouvernement qui n'a rien fait pour détromper qui que ce soit. En fait, il s'est même attaqué au directeur parlementaire du budget qui, le 10 mars 2011, avait évalué que les coûts d'acquisition, d'entretien et d'exploitation pour la durée de vie des appareils pouvaient atteindre environ 29 milliards. Les conservateurs savaient pourtant qu'il était plus près de la vérité que le chiffre qu'eux-mêmes brandissaient en public.
Le gouvernement affirme maintenant qu'il s'agit d'un simple différend comptable, que le vérificateur général lui propose une nouvelle façon de faire en incluant les coûts d'exploitation. Il s'agit en fait des règles en vigueur, et la vérificatrice générale Sheila Fraser avait fait une recommandation similaire dans un rapport d'octobre 2010 sur deux contrats d'achat d'hélicoptères. Le gouvernement avait dit à l'époque, comme maintenant, qu'il acceptait cette recommandation.
Les retombées
C'est l'argument le plus souvent invoqué et le plus populaire. «Imaginez maintenant ce que 12 milliards représentent en nombre d'emplois», disait M. Harper aux travailleurs d'Héroux-Devtek en janvier 2011. Mais le Canada n'a aucune garantie que les entreprises d'ici auront des contrats. Elles n'ont que le droit d'entrer en compétition avec celles des autres pays partenaires. Bref, elles doivent se battre pour la cagnotte. Les projections qui, selon M. Ferguson, n'ont fait l'objet d'aucune validation indépendante ont varié au fil des mois. Mais le chiffre de 12 milliards a fini par s'imposer, alors qu'il s'agit de l'ensemble des possibilités de contrats, et non pas d'une part assurée au Canada.
Les conservateurs aiment répéter que le F-35 est le seul avion capable de répondre aux besoins futurs de l'armée et qu'il est le seul de «cinquième génération». D'abord, «il importe de souligner que le terme "cinquième génération" n'est pas une description d'exigence opérationnelle», précise le vérificateur général. Deuxièmement, le gouvernement n'a jamais publié l'énoncé des besoins opérationnels. On sait par contre que le ministère jugeait lui-même, en 2008, que trois appareils «étaient en mesure de satisfaire aux capacités obligatoires de niveau élevé», rapporte le vérificateur général. Mais il y avait cet avantage qualité-prix du F-35...
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Collaboratrice du Devoir