Torture: oui dans certains cas, dit Ottawa

Le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, a confirmé hier aux Communes la nouvelle vision du gouvernement Harper au sujet des informations obtenues sous la torture.
Photo: Agence Reuters Blair Gable Le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, a confirmé hier aux Communes la nouvelle vision du gouvernement Harper au sujet des informations obtenues sous la torture.

Ottawa — Le gouvernement conservateur a créé une commotion hier en admettant qu'il a donné l'ordre à son agence d'espionnage de ne pas écarter des informations obtenues sous la torture dans des «circonstances exceptionnelles» où des «vies sont en jeu».

La Presse canadienne a obtenu en vertu de la Loi sur l'accès à l'information une lettre du ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, au directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Richard Fadden. Dans cette lettre datée du 7 décembre 2010, le ministre réitère la position canadienne par rapport à la torture, soit que «le SCRS ne doit pas s'appuyer, en toute connaissance de cause, sur des informations obtenues sous la torture», mais il ajoute un nouveau volet à cette politique.

«Dans des circonstances exceptionnelles où il existe une menace à la vie humaine ou la sécurité publique», cette consigne n'aurait pas besoin d'être suivie parce qu'«ignorer cette information seulement à cause de sa source représenterait un risque inacceptable à la sécurité publique». Il donne donc une consigne claire: «Dans des situations où un risque à la sécurité publique sérieux existe et où des vies sont peut-être en jeu, je m'attends et donc j'ordonne au SCRS de faire de la protection de la vie et de la propriété son principe premier et de partager les informations nécessaires — décrites et qualifiées de manière adéquate — aux autorités appropriées.»

À la Chambre des communes, M. Toews n'a pas reculé. «L'information obtenue sous la torture est toujours écartée. Toutefois, le problème, c'est [de savoir] si on peut ignorer en toute sécurité des informations si des vies et la propriété de Canadiens sont en jeu.» Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, Jason Kenney, a ajouté que «bien sûr, nous nous opposons à l'utilisation de la torture, mais nous croyons que les agences canadiennes de sécurité devraient accorder la priorité à la protection de la vie».

Amnistie internationale (AI) a immédiatement condamné cette position canadienne. «Le gouvernement ne sait pas ce que ça veut dire d'avoir signé un traité», lance Anne Sainte-Marie, la porte-parole d'AI au Québec. Le Canada est signataire de la Convention contre la torture. «S'il y a bien quelque chose qui est bien encadré, c'est la torture, continue Mme Sainte-Marie. Elle est illégale en toute circonstance.»

Au-delà de l'argument moral, Mme Sainte-Marie rappelle que la torture est inacceptable parce que les informations qui en découlent ne sont pas fiables. «Tous ceux qui ont été torturés le disent: le premier objectif est de faire cesser la torture et pour cela, on dit n'importe quoi. Alors se fier sur ces informations peut faire au contraire perdre du temps en lançant les enquêteurs sur de fausses pistes.»

L'avocat Paul Champ, spécialisé dans les questions de droits de la personne et de la torture, déplore lui aussi ce mémo «qui nous ramène 50, voire 100 ans en arrière» notamment parce qu'il «crée un marché pour la torture». L'argument des «circonstances exceptionnelles» paraît peut-être attrayant à première vue, mais ne tient pas la route selon lui. Il rappelle que c'est sous la torture que le Canadien Ahmed el-Maati avait affirmé aux autorités syriennes qu'il voulait faire exploser le parlement à Ottawa. Une «confession» qui a mené à la torture de deux autres Canadiens, dont Maher Arar, à qui le gouvernement conservateur a finalement accordé une compensation de 10,5 millions de dollars.

«Ces normes ne veulent rien dire, car une fois que vous avez vu ce genre d'information, par exemple que le parlement risque d'être l'objet d'un attentat, cela devient évidemment une menace sérieuse. Mais on ne peut jamais savoir si cette information est valide ou non.»

Pas de surprise


L'avocat Paul Copeland, pour sa part, n'est pas surpris. Il est un des quelques «avocats spéciaux» à qui Ottawa a donné l'autorisation de voir la preuve dans les causes de certificat de sécurité. «À mon avis, cela n'est pas différent de la situation qui prévalait avant 2008», avance-t-il.

M. Copeland prétend que le SCRS ne s'empêchait pas d'utiliser des informations provenant de la torture jusqu'au moins en 2005, si ce n'est jusqu'en 2008. «Le SCRS n'accordait pas d'attention à cela», affirme-t-il tout en dénonçant la chose. Ce n'est qu'en 2008, lorsque le gouvernement a dû revoir le régime des certificats de sécurité à la suite d'un jugement de la Cour suprême, que la torture a officiellement été écartée, rappelle-t-il.

D'ailleurs, le quotidien The Gazette a obtenu juste avant Noël une lettre de cette époque de l'ancien patron du SCRS, Jim Judd, mettant le gouvernement en garde contre ce changement, car «il pourrait rendre intenable le régime actuel des certificats de sécurité». Pour M. Copeland, c'est donc la preuve que le système des certificats de sécurité reposait sur l'utilisation d'informations provenant de sources douteuses. «Le seul changement, c'est que le ministre [Toews] peut maintenant être traduit en justice!»

Les partis d'opposition manquaient de mots pour dénoncer le gouvernement. «Toute réponse sur la torture qui prend plus de cinq secondes n'est pas une bonne réponse. La torture est inacceptable. L'information obtenue par la torture est inacceptable. C'est tout. Il n'y a rien de plus à dire», a lancé le chef par intérim, Bob Rae. Le porte-parole néodémocrate en matière de justice, Jack Harris, estime que «le gouvernement, en donnant un appui tacite à l'utilisation d'informations provenant de la torture donne un appui tacite à l'utilisation de la torture». «C'est aussi simple que ça.» Selon la députée bloquiste Maria Mourani, cette position canadienne revient à «sous-traiter» la torture, car si le Canada est prêt à accepter l'information provenant de la torture, «pourquoi ne la pratique-t-on pas nous-mêmes?»

Le président américain Barack Obama avait rendu publics en 2009 quatre notes internes prouvant que l'administration Bush avait autorisé l'utilisation de la torture contre les membres présumés d'al-Qaïda, dont la privation de sommeil et la noyade simulée. M. Obama avait toutefois refusé que des poursuites soient intentées contre les responsables. Human Rights First estime à environ 120 le nombre de détenus morts dans les prisons dirigées par les militaires américains à Cuba, en Irak et en Afghanistan.

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