Le ton monte autour de Stephen Harper

Photo: Agence Reuters Chris Wattie

Nos journalistes Marco Bélair-Cirino et Mélissa Guillemette ont recueilli les commentaires de deux férus de la politique canadienne, François-Pierre Gingras et Michel Fréchette, sur le second débat de la campagne électorale fédérale 2011 ainsi que sur la performance des quatre chefs qui s'affrontaient hier en français: Jack Layton, du Nouveau Parti démocratique, Gilles Duceppe, du Bloc québécois, Stephen Harper, du Parti conservateur, et Michael Ignatieff, du Parti libéral.

Par ailleurs, Le Devoir a aussi sélectionné, pour chaque chef, les déclarations qui ont marqué le débat de deux heures.

François-Pierre Gingras est professeur à la retraite. Il a enseigné à l'Université d'Ottawa, où il s'est vu confier, à plusieurs reprises, la direction du programme de science politique.

Michel Fréchette est communicateur-conseil au sein de la firme montréalaise Fréchette & Girard. Il a une longue feuille de route en communication politique et a notamment conseillé des chefs de parti, dont le libéral Paul Martin.

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Jack Layton


«M. Harper, vous avez beaucoup en commun avec M. Ignatieff. Vous êtes chef d'un vieux parti qui a eu une occasion en or d'avoir la confiance des Québécois et Québécoises et vous l'avez gaspillée.»

«M. Harper est encore en place! Il est là! [... ] Ce n'est pas assez de s'opposer à Harper, il faut le remplacer. C'est ça que le NPD peut faire.»

Le voisin

François-Pierre Gingras
: Jack Layton est le chef de parti que les Québécois préféreraient avoir comme père, comme voisin et comme entraîneur de l'équipe de hockey de leurs enfants. Malheureusement pour lui, il a trébuché sur une métaphore de hockey qui s'est retournée contre lui, Gilles Duceppe lui faisant remarquer que le Bloc québécois avait toujours plus de joueurs sur la patinoire que les néodémocrates. S'adressant essentiellement aux Québécois, il s'est exprimé dans un style direct et un ton mordant à l'endroit des deux autres chefs fédéralistes, mais n'est absolument pas parvenu à distinguer les politiques néodémocrates des politiques du Bloc québécois.

Jack Layton n'a pas ménagé ses reproches à l'endroit de Michael Ignatieff, l'accusant d'avoir appuyé le gouvernement conservateur et de traiter les autres partis d'opposition comme des quantités négligeables. Selon son habitude, il a mis de l'avant l'intérêt des familles, des travailleurs et des retraités, reprochant aux libéraux et aux conservateurs de partager la responsabilité des disparités économiques actuelles. Ceci ne lui attirera probablement beaucoup de votes supplémentaires, mais Jack Layton peut se consoler: après le débat, il demeurera celui avec qui les Québécois préféreraient aller prendre une bonne bière!

Déstabilisé

Michel Fréchette
: Je pense que le débat en français a été difficile pour lui. Il était toujours énergique, sympathique, empathique, mais je le trouvais moins solide. Gilles Duceppe était plus rude avec lui, il faut le préciser. Jack Layton a subi ses assauts et il était déstabilisé. Ce n'est pas lui qui a «choisi» lors de ce débat: il a été entraîné dans le débat de ses adversaires. Je ne sais pas si sa performance au débat en français l'aidera ou lui nuira: je reste sur mon appétit par rapport à lui. Il peut rejoindre certains Québécois, car je sais que beaucoup d'électeurs sont fatigués du Bloc, mais sont incapables de se résoudre à voter pour les libéraux ou les conservateurs. Il a pu en convaincre ce soir qu'il était un choix possible.

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Gilles Duceppe

«M. Layton sait aussi bien que moi qu'il ne deviendra pas premier ministre du Canada. Moi, je le sais, lui le sait. Moi je le dis, lui ne le dit pas.»

«[Les conservateurs] érigent le mensonge en système.»

«Quand [Stephen Harper] dit que le Québec se tient debout à l'UNESCO, c'est certain, on n'a pas de siège!»



Dans son élément

François-Pierre Gingras: C'est lui qui avait le plus à perdre au débat en français. Il semblait dans son élément et manipulait assez adroitement les chiffres et les dates pour que ses adversaires évitent de répondre à plusieurs de ses questions, notamment sur certaines dispositions du Code du travail. En pleine possession des dossiers, n'hésitant pas à se draper de probité, habile à mettre ses trois adversaires dans le même sac, il a eu plusieurs boutades décapantes.

Profitant du travail de sape effectué par Michael Ignatieff et Jack Layton à l'endroit de la crédibilité du premier ministre, Gilles Duceppe a lancé des flèches acérées aux conservateurs, «qui érigent le mensonge en système», et s'est posé en rempart inexpugnable pour défendre les valeurs et intérêts du Québec: «Si c'est bon pour le Québec, on appuie, sinon on s'oppose.» Il n'a raté aucune occasion de s'indigner de l'opportunisme de chacun des autres chefs et s'est plu à souligner comment ils ont tous, à un moment ou un autre, tenu un double langage ou trahi leurs promesses. Sa prestation a probablement persuadé une partie de l'électorat réfractaire au projet souverainiste d'appuyer le Bloc québécois, ne serait-ce que par un vote stratégique.

Offensif

Michel Fréchette: Gilles Duceppe était sur son terrain et il a été excellent. Le chef bloquiste a mené le débat avec énergie; il a été solide et pertinent. Il a fait la démonstration qu'il maîtrise ses dossiers, mais il est toujours clair que M. Duceppe a une seule et unique proposition, défendre les intérêts du Québec. C'était un adversaire redoutable, plus rude encore qu'au débat en anglais. Je ne dirais pas qu'il était offensant, mais plutôt offensif. M. Duceppe a réussi à ébranler Jack Layton à plusieurs reprises, comme lorsqu'il lui a demandé combien de points ont été comptés par le NPD... Ça aura peut-être donné un deuxième souffle au Bloc québécois. Est-ce que ce sera suffisant pour ramener ceux qui sont fatigués du Bloc, qui pensent même que le parti nuit à la cause? Je ne sais pas.

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Stephen Harper

«Les gens dans les régions, les chasseurs, les agriculteurs se demandent pourquoi chaque fois qu'il y a un crime à Montréal ou Toronto il y a plus de règles pour les chasseurs.»

«C'est le vrai choix de cette élection: un gouvernement stable, ou une coalition, ou un arrangement broche à foin.»


Une cible

François-Pierre Gingras: Cible d'attaques concertées à propos de la construction de prisons «à l'américaine», du coût des chasseurs F-35, de ses préjugés favorables aux grandes entreprises, de son obsession de tout contrôler et des cachotteries de son gouvernement, il a esquivé un très grand nombre de questions, se réfugiant peu adroitement derrière la rengaine voulant qu'il aurait mieux valu se concentrer sur l'économie plutôt que déclencher une élection. Il n'a pas répondu à la demande de Gilles Duceppe de révéler la liste de compressions de programmes évoquée par son ministre des Finances.

Plus animé que la veille, se tirant honorablement d'affaire dans une langue seconde apprise sur le tard, il a confirmé la perception déjà largement répandue d'un chef qui refuse de répondre aux questions. Stephen Harper n'a jamais été un politicien particulièrement populaire au Québec. Il n'a rien fait non plus pour gagner le concours de popularité lors du débat, mais, en s'en tenant strictement à son plan de match ramenant tout à l'économie, il a probablement su conserver les acquis conservateurs dans la province. Il n'est pas si certain qu'il ait réussi à augmenter de manière significative sa part des votes francophones.

Peu de paroles

Michel Fréchette: M. Harper a suivi la même stratégie qu'à l'habitude, soit répéter son message et éviter les erreurs. Il n'a presque pas parlé, en fait. C'est une stratégie compréhensible: il a l'avantage d'avoir un message connu et d'être vu comme celui qui pourrait être le meilleur premier ministre; ce n'est pas rien. Il s'applique donc à ne rien dire qui vienne créditer la thèse qu'il est un homme dangereux, un homme de droite. M. Harper s'applique à rester calme, à ne pas hausser le ton. Pourtant, je suis sûr qu'en lui, il y avait une bouilloire! Je n'ai jamais vu un aussi grand contrôle chez un politicien. M. Harper veut être déjà au 2 mai, car il sait qu'il jouit d'une avance. Ce sont les autres chefs qui ont le fardeau de la preuve.

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Michael Ignatieff

«M. Harper joue toujours avec la peur. Il faut aussi offrir de l'espoir aux jeunes.»

«Des gens essaient de vous faire croire qu'il faut choisir entre être Canadien ou Québécois. Moi, je vous dis que vous pouvez être les deux, dans l'ordre que vous voulez.»

«Lui a du mal à le faire, moi, je veux travailler avec vous [Bloc québécois et NPD], mais pas en coalition.»


Humain

François-Pierre Gingras: C'est le prétendant au poste de premier ministre qui avait le plus à gagner du débat des chefs en français. Dès sa première phrase, il a salué les Acadiens, les Franco-Ontariens et les Franco-Manitobains, mais ignoré les Québécois. Il a tenté de se rattraper plus tard en faisant valoir que ses parents et ses grands-parents étaient enterrés au Québec et que son identité canadienne était aussi québécoise.

Montrant un côté humain qui lui avait manqué dans le passé, il s'est adressé directement aux personnes posant les questions orientant les débats et a plusieurs fois tenté de recentrer ceux-ci. Il a marqué les esprits en insistant sur l'importance «d'offrir de l'espoir plutôt que d'inspirer la peur». Il a aussi marqué des points en reprenant le leitmotiv du mépris de la démocratie caractérisant le gouvernement conservateur. En présentant au contraire son propre parti comme le garant de la démocratie parlementaire, des valeurs canadiennes et de la tolérance, M. Ignatieff a su habilement s'éloigner de l'image négative que les conservateurs s'acharnent à lui coller. Sa prestation a sans doute été assez bonne pour freiner l'hémorragie des votes rouges au Québec, mais probablement insuffisamment éclatante pour ramener les anti-Harper fédéralistes au bercail libéral.

Deux défis

Michel Fréchette: M. Ignatieff a fait deux bons débats, en anglais et en français. Il a très certainement réussi à avancer et il a aussi appris que le métier de politicien est dur à apprendre. Il a deux défis à relever: faire connaître le message et également le messager. Il a fait preuve de tonus dans les deux débats, pour quelqu'un qui n'a pas d'expérience. Je pense toutefois qu'il développe mal son thème des valeurs canadiennes. Il n'arrive pas à en faire un enjeu assez passionnant et rassembleur, car ses valeurs sont trop abstraites. Les Canadiens ont besoin de plus que ça pour les rassembler, il faut quelque chose qui donne le goût du Canada. Il manquait un petit quelque chose pour créer une fierté qui donne envie de se joindre à lui.

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