Le contribuable, vache à lait d'Ottawa

Lundi, le ministre Jason Kenney évoquait sur Twitter la croissance du PIB canadien de 3,3 % au dernier trimestre, la plus élevée des pays du G7, pour dire qu'il serait «incroyablement stupide» de hausser l'impôt des entreprises maintenant.
Photo: Agence Reuters Chris Wattie Lundi, le ministre Jason Kenney évoquait sur Twitter la croissance du PIB canadien de 3,3 % au dernier trimestre, la plus élevée des pays du G7, pour dire qu'il serait «incroyablement stupide» de hausser l'impôt des entreprises maintenant.

Ottawa — Le gouvernement fédéral tire de plus en plus ses revenus des poches des particuliers. En 2010, la barre psychologique des 50 % a été franchie: pour chaque dollar récolté par Ottawa, 50 ¢ provenaient de l'impôt sur le revenu des individus. La ponction sur les profits des sociétés est quant à elle en baisse, s'établissant à 11 %.

Les élus conservateurs ont lancé une vaste offensive de charme la semaine dernière pour vanter les réductions d'impôt aux entreprises, celle accordée cette année comme celle à venir l'année prochaine. Jeudi, pas moins de 80 élus, députés autant que ministres, ont été dispersés aux quatre coins du Canada dans des entreprises pour vanter leur impact sur la création d'emplois. Lundi, le ministre Jason Kenney évoquait sur Twitter la croissance du PIB canadien de 3,3 % au dernier trimestre, la plus élevée des pays du G7, pour dire qu'il serait «incroyablement stupide» de hausser l'impôt des entreprises maintenant.

Ils se sont bien gardés de dire qu'en 2010, les revenus d'Ottawa provenant des particuliers étaient quatre fois et demie plus élevés que ceux provenant des sociétés. Quand les conservateurs ont pris le pouvoir, en 2006, ce ratio était plutôt de trois pour un.

Ainsi, en 2010, Ottawa a touché des revenus totaux de 231 milliards de dollars. De ce total, 117 milliards provenaient de l'impôt sur le revenu des particuliers (50,1 %), 25,5 milliards de l'impôt sur le profit des entreprises (11 %) et 27,3 milliards de la taxe sur les produits et services (11,8 %). En 2005, lors du dernier budget rédigé par un gouvernement libéral, les 200 milliards d'Ottawa provenaient à 47 % des particuliers et à 14,5 % des sociétés. La TPS, réduite depuis, contribuait pour 15,8 % de la somme.

La récession explique en partie la diminution importante de l'apport des sociétés dans les revenus totaux de l'État fédéral. Pas de profits, pas de recettes fiscales. Toutefois, en 2012-2013, année où Ottawa prévoit un retour à la normale, les revenus fédéraux proviendront encore à 49 % de l'impôt des particuliers et à 12 % de celui des entreprises, selon les prévisions du ministère des Finances.

Une étude de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) datée de 2010 et intitulée «Tax Policy Reform and Economic Growth» indique que le Canada se retrouve dans le peloton de tête des 34 pays au chapitre de l'importance des revenus de l'État provenant des particuliers. On y lit qu'en 2007, année utilisée pour la comparaison, le Canada arrivait troisième, juste derrière le Danemark et la Nouvelle-Zélande. Tous les autres pays tiraient une moins grande part de leurs recettes de l'impôt sur le revenu de leurs citoyens. En 2007, la part des revenus d'Ottawa provenant de cette source était de 48,7 %.

Cette étude, qui a analysé les tendances des 30 dernières années dans les 34 pays membres, conclut sans ambages: «Il y a eu une réduction dans la part des revenus fiscaux provenant des impôts sur le revenu des particuliers, bien que cette part soit à peu près restée stable en Autriche, en Grèce, en Italie et en Grande-Bretagne. Au Canada, en France et en Islande, la part des revenus provenant des impôts sur le revenu des particuliers a augmenté de manière considérable.»

Faut-il s'inquiéter du fossé grandissant entre les revenus de l'État tirés des particuliers et ceux tirés des sociétés? Le fiscaliste de l'Université de Sherbrooke Luc Godbout croit que les chiffres sont trompeurs. «C'est une demi-vérité parce que les provinces ont pris la place du fédéral», explique-t-il en entrevue. En outre, l'impôt sur les profits n'est pas la seule ponction fiscale imposée aux entreprises, rappelle-t-il. «Mais même si ça diminuait, il se peut qu'au-delà des routes et des infrastructures offertes aux entreprises, on ait fait des choix de société qui profitent beaucoup plus aux particuliers qu'aux entreprises. Ça se pourrait que l'assiette fiscale soit modifiée parce qu'on se donne des services qui ne profitent qu'aux particuliers.»

Plusieurs économistes contactés estiment qu'il s'agit d'un faux débat puisque les sociétés refilent à leurs clients ou leurs employés leur facture d'impôt, sous forme de prix plus élevés ou de hausses salariales moindres. C'est au bout du compte toujours une personne en chair et en os qui finit par payer. En outre, un impôt des sociétés trop élevé fait fuir les entreprises ou réduit leur niveau de réinvestissement. «Une entreprise ne va pas au cinéma, ne profite pas de la vie. Si vous lui imposez plus d'impôt, elle va augmenter ses prix», illustre Jean-Pierre Vidal, professeur de comptabilité à HEC. «Ces grandes questions sur ce qui est juste ou ne l'est pas, ce n'est pas ça qui va créer de l'emploi. C'est bête, mais c'est ça, la vie.»

Erin Weir, économiste à la Confédération syndicale internationale, n'adhère pas du tout à cette thèse. Les dernières statistiques montrent que le Canada inc., banques exclues, détenait 452 milliards de dollars au troisième trimestre 2010. Il y voit la démonstration que les profits des entreprises ne sont pas tous réinvestis et donc qu'une ponction fiscale ne réduit pas nécessairement d'autant l'argent disponible pour les réinvestissements.

Jim Stanford, économiste pour le syndicat TCA, abonde dans ce sens. «Je préfère donner des subventions fiscales pour les nouveaux investissements plutôt que d'accorder des réductions d'impôt en espérant qu'elles vont se traduire en investissements. Vous récompensez ainsi le bon comportement plutôt que de donner un chèque en blanc.» Il note, de plus, que les deux industries les plus profitables au Canada, la pétrolière et la bancaire, ne sont pas mobiles.

Pour M. Stanford, l'équité est encore une question pertinente. «Les sociétés ont besoin de bonnes routes, d'électricité et d'aqueducs, des services de police et de sécurité, de lois sur la propriété et d'un système judiciaire et de travailleurs bien éduqués et formés, toutes des choses payées par le gouvernement. Il n'est que juste que les sociétés payent une partie des coûts reliés à ces choses.»

Le gouvernement conservateur a fait passer le taux d'imposition des entreprises de 18 % à 16,5 % le 1er janvier dernier et le portera à 15 % le 1er janvier prochain. Les réductions successives du taux d'imposition coûteront à terme six milliards de dollars en revenus perdus pour le gouvernement.

À voir en vidéo