Festival du nouveau cinéma - L'embarras Khadr

Omar Khadr
Photo: Omar Khadr

La matière brute du documentaire Vous n'aimez pas la vérité est simple: les bandes originales du controversé interrogatoire d'Omar Khadr mené à Guantanámo par des Canadiens en 2003. Mais les questions que pose le film sont autrement complexes et embarrassantes pour le gouvernement conservateur. Retour sur l'histoire d'un enfant-soldat dont le procès reprend lundi.

Ottawa — Il est seul sur le divan, dans son costume orange. Les agents du renseignement canadien sont sortis. C'est le jour 2 d'un interrogatoire qui en durera quatre. Omar Khadr a 16 ans et il pleure. Il vient de comprendre que le Canadien qui lui pose des questions n'est pas là pour l'aider. Au contraire.

Du 13 au 16 février 2003, Omar Khadr a subi à Guantanámo un interrogatoire serré mené par un agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Un représentant du ministère des Affaires étrangères était présent, de même qu'une agente de la CIA. «Des Canadiens? Enfin!», s'exclame d'abord le jeune Khadr, arrêté en juillet 2002 en Afghanistan et accusé d'avoir lancé une grenade qui a tué un soldat américain.

Au départ, on lui offre un Subway à la dinde et un Coca Cola. Khadr est souriant, en relative confiance. C'est le jour 1, celui de l'espoir. Ça ne durera pas. Le lendemain, tout change. C'est la rupture. Khadr est transfiguré, se voile la vue ou regarde le plancher. Il se lamente.

«Je veux dire quelque chose d'important, mais j'ai peur de le dire. Promettez-moi que vous allez me protéger des Américains», marmonne-t-il. «Tout ce que je peux promettre, c'est que je vais t'écouter», rétorque l'agent du SCRS. Khadr lui dit alors que ses «confessions» ont été obtenues au moyen de la torture. Il se plaint d'avoir perdu son oeil droit. Il retire le haut de son costume pour montrer les marques dans son dos. Réplique de l'agent du SCRS: «Tout va bien, tu reçois les soins, ton oeil est en place.»

Au jour 3, l'enquêteur canadien lui dit que «nier ce qui s'est passé ne sert à rien». Puis il ajoute que si Khadr était assez vieux (15 ans) pour lancer une grenade, il est assez vieux pour en prendre la responsabilité. Au jour 4, c'est l'échec: le SCRS n'a rien appris et reproche à Khadr de ne pas dire la vérité. Le prisonnier réplique: «Vous n'aimez pas la vérité».

Quand ils ont vu à la télévision en juillet 2008 des extraits de l'interrogatoire qui fait la trame de fond de leur documentaire, les réalisateurs Luc Côté et Patricio Henriquez ont été scandalisés. Outrés. «Tout part de cette indignation, dit M. Côté. Nous avons pris la décision de faire quelque chose le soir même.»

Le projet a d'abord été de faire un montage des extraits les plus percutants pour le Web. C'était là une forme de contribution pour la campagne électorale fédérale et une protestation contre le refus du gouvernement canadien de demander le rapatriement de Khadr. Mais aussi, une dénonciation du sort d'un enfant-soldat que les États-Unis et le Canada ont décidé de traiter en adulte. Cette urgence passée, la qualité de la matière dévoilée grâce à un jugement de la Cour suprême du Canada s'est imposée plus en profondeur.

«C'était la première fois qu'on voyait des images venant de l'intérieur de Guantanámo, rappelle Patricio Henriquez. On s'est rendu compte qu'il y avait là un contenu formidable, ce dialogue forcé, reproduit malgré le fait que le SCRS a effacé certains passages. Le potentiel était évident.»

Contrainte

En même temps, le matériel était contraignant d'un point de vue artistique. «On a pris ça comme un défi», dit M. Henriquez, réalisateur primé aux Jutra pour ses films Sous la cagoule et Images d'une dictature. «Le son est horrible, l'image est de mauvaise qualité. Il n'y a aucune prétention artistique dans la captation. Le défi a été de transformer ce matériel-là en oeuvre cinématographique.»

Le fil du récit se divise ainsi en deux: il y a ces extraits de l'interrogatoire — présentés tels quels, dans un cadre séparé en quatre cases —, qui font l'unité de lieu et de temps.

Puis, pour mettre en perspective l'échange entre Khadr et le SCRS, les réalisateurs sont allés interviewer une quinzaine de personnes impliquées de près dans le dossier Khadr. Celles-ci accompagnent le propos, éclairent les silences du détenu, décortiquent les méthodes d'entrevues.

Il y a là plusieurs ex-codétenus, les avocats de Khadr, sa mère, un ancien haut fonctionnaire responsable des Canadiens en difficulté à l'étranger (Gar Pardy, qui dit que «cet interrogatoire n'était que le prolongement de la torture que Khadr subissait»), l'ancien ministre Bill Graham, un responsable onusien qui déplore que Khadr n'ait pas eu droit à la protection que procurent les lois internationales pour les enfants-soldats, etc.

L'intervention la plus lourde émane toutefois de Damien Corsetti, qui se décrit lui-même comme un «monstre». Il a travaillé comme interrogateur à la prison de Bagram, où Khadr a vraisemblablement été torturé. Et Corsetti pose une question centrale: «Comment se fait-il que moi, un enfant de chienne sans coeur, j'ai eu plus de compassion pour ce garçon que son propre peuple?»

À l'amorce du procès d'Omar Khadr, les réalisateurs estiment que la question demeure entière. «C'est un enfant de 16 ans qui est là!» rappelle Luc Côté, réalisateur notamment d'Opération Retour. «Il est victime d'un système. Les Américains sont embarrassés d'avoir à entamer les commissions militaires avec le cas d'un enfant accusé de crime de guerre. Mais Khadr est Canadien, et le Canada refuse de le rapatrier, alors que tous les autres pays ont rapatrié leurs ressortissants de Guantanámo... C'est absolument ridicule.»

«Ce dossier, c'est comme si le Canada faisait une parenthèse dans ses préoccupations pour les droits humains», estime Patricio Henriquez. Et selon lui, le «vous n'aimez pas la vérité» lancé par Khadr à la fin de l'interrogatoire résume tout ce dossier. «Ça nous rappelle que la vérité est multiple et qu'on refuse parfois de la voir», dit-il.

Produit sans financement public, le documentaire est présenté ce soir au Festival du nouveau cinéma (19h à l'Impérial). Il sortira en salle le 29 octobre, et profitera d'une diffusion sur la colline parlementaire le 20 octobre, organisée par le Bloc québécois.

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