Détenus afghans - Ottawa jette de l'huile sur le feu

«On a des documents qui sont en noir. On ne sait pas ce qu’il y a là-dedans», a dénoncé hier le député libéral Bob Rae, en brandissant des liasses de feuilles caviardées.
Photo: Agence Reuters Alessandro BianchI «On a des documents qui sont en noir. On ne sait pas ce qu’il y a là-dedans», a dénoncé hier le député libéral Bob Rae, en brandissant des liasses de feuilles caviardées.

Ottawa — Le bras de fer qui se joue à Ottawa au sujet des détenus afghans s'est raffermi hier: les conservateurs ont déposé à la Chambre quelque 2500 nouveaux documents relatifs au dossier, la plupart hautement caviardés. Un geste qui a soulevé l'ire des trois partis d'opposition.

Provocation, voire insulte: l'opposition n'a pas digéré le dernier rebondissement dans la saga du transfert des détenus afghans. Le leader du gouvernement à la Chambre, Tom Lukiwski, a en effet déposé tôt en journée et sans préavis deux boîtes contenant un seul exemplaire papier d'environ 2500 documents liés aux détenus afghans. Les photocopieuses du parlement ont fonctionné à plein régime toute la journée pour permettre à chaque parti d'avoir son exemplaire.

Le gouvernement avait servi la même médecine de la livraison massive au directeur parlementaire du budget, le 30 octobre. Kevin Page avait alors reçu sur son bureau trois boîtes de documents économiques contenant 4476 pages... livrées sans support électronique.

Selon l'attaché de presse du premier ministre Harper, Dimitri Soudas, les documents sont pour la plupart inédits et visent à respecter la promesse du gouvernement de dévoiler les documents pertinents au dossier. Ceux-ci ont été censurés par des «fonctionnaires qui sont non partisans et neutres et qui appliquent les lois pour s'assurer de protéger la sécurité nationale».

La pile de mémos et rapports n'est donc pas la réponse du gouvernement à l'ordre de production de documents adopté par la Chambre le 10 décembre ou à la question de privilège soulevée par l'opposition le 18 mars. «Ça n'a aucun lien direct avec les procédures en Chambre», affirme M. Soudas.

N'empêche: pour l'opposition, voilà là un nouvel exemple de la «mauvaise foi du gouvernement», dixit Claude Bachand, porte-parole du Bloc québécois en matière de défense. «Le gouvernement fait semblant de collaborer, mais dans les faits, il cache la vérité», estime M. Bachand.

«C'est un vieux truc d'avocat: inondez-les avec des documents — ici lourdement censurés — pour acheter du temps, a lancé le chef adjoint du NPD, Thomas Mulcair, lui-même avocat. C'est du mépris envers cette Chambre, envers les élus et surtout envers les Canadiens.»

Selon Gilles Duceppe, «c'est pire que des mots mystères. Il y a des chiffres pour les numéros de pages, puis c'est à peu près tout. Ce n'est pas ce qu'on a demandé, et on n'acceptera pas ça».

Même réaction ulcérée chez les libéraux. «On a le même problème qu'on a depuis longtemps, et c'est qu'on n'a pas les documents nécessaires, a indiqué Bob Rae. On a des documents qui sont en noir. On ne sait pas ce qu'il y a là-dedans.»

Son collègue Ujjal Dosanjh a dénoncé le fait «qu'en trois mois et demi, le gouvernement n'a pas eu le temps de traduire les documents, ni de faire des copies. La réponse d'aujourd'hui est totalement incohérente et désordonnée, c'est comme une poule sans tête». La consultation des documents faite par Le Devoir en fin de journée montre des mémos souvent caviardés, parfois illisibles, présentés sans logique apparente. Certains documents remontent à 2006.

Ces documents feront partie de la liste de ceux que l'ancien juge Frank Iaccobucci devra réviser dans les prochains mois. M. Iaccobucci a été nommé par le gouvernement pour passer en revue la censure pratiquée par les fonctionnaires et déterminer si elle est justifiée ou pas: il fera rapport de son travail au ministre de la Justice.

Milliken réfléchit

Le coup d'éclat passé, l'opposition a rappelé hier trois fois plutôt qu'une que la question de privilège soulevée la semaine dernière — elle dit que le refus du gouvernement de donner au comité sur l'Afghanistan tous les documents non censurés constitue un outrage au Parlement — est toujours active. Le président de la Chambre, Peter Milliken, doit décider si l'attitude du gouvernement représente une atteinte au privilège de la Chambre avant qu'une motion formelle puisse être déposée.

Au bureau de M. Milliken, on indiquait hier ne pas savoir quand le président tranchera. Avant de prendre sa décision, il tient à entendre les trois ministres visés par la démarche — Rob Nicholson, Peter MacKay et Lawrence Cannon. Or, aucun de ceux-ci ne s'est manifesté pour l'instant, et le président n'a pas fixé de date limite, précise-t-on.

À Ottawa, des rumeurs laissent entendre que si M. Milliken permet à l'opposition de déposer une motion d'outrage au Parlement — la Chambre aurait alors les pleins pouvoirs pour imposer la sanction qu'elle désire —, les conservateurs pourraient décider de transformer l'enjeu en un vote de confiance susceptible de plonger le pays en élections.

Par ailleurs, le comité spécial sur l'Afghanistan recevait hier le ministre des Affaires étrangères, Lawrence Cannon, venu faire rapport des avancées de la mission canadienne sur le terrain. En reprenant les grandes lignes du septième rapport trimestriel déposé la semaine dernière, M. Cannon a souligné les points positifs de la mission, mais a aussi reconnu que les progrès sont lents et «moins grands que ce que l'on souhaite».

Brièvement interrogé sur les risques de torture courus par les détenus transférés, M. Cannon a affirmé que le protocole de transfert en place a permis de régler les problèmes observés en 2006.

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