Ottawa - Les secrets d'une coalition

Stéphane Dion entouré de Jack Layton et de Gilles Duceppe pour annoncer la création d’une coalition, le 1er décembre 2008.
Photo: Agence Reuters Blair Gable Stéphane Dion entouré de Jack Layton et de Gilles Duceppe pour annoncer la création d’une coalition, le 1er décembre 2008.

Ottawa — L'anniversaire est passé à peu près inaperçu. N'eût été des déclarations conservatrices à la Chambre des communes et une vidéo anonyme sur Internet dénonçant le «chèque en blanc» accordé au NPD et le «droit de veto» donné au Bloc québécois, personne à Ottawa n'aurait soulevé hier qu'il y a un an, jour pour jour, l'opposition formait une coalition pour tenter de renverser Stephen Harper.

Tout commence par une fuite dans les réseaux CTV et TVA le mercredi soir, 26 novembre 2008. La rumeur veut que le lendemain, dans son énoncé économique, le gouvernement conservateur abolisse le financement étatique des partis politiques.

Jack Layton envoie à 18h un courriel à Brian Topp, son coprésident de la campagne électorale venant de se terminer. «Je crois que les libéraux, confrontés à un tel scénario catastrophe, pourraient être tentés par notre proposition antérieure et vouloir sortir des sentiers battus», écrit-il.

La «proposition antérieure», raconte M. Topp dans un long texte publié sur Internet, est celle d'une coalition. C'est que depuis 2004, sous le leadership de Jack Layton, le NPD peaufine à chaque élection un scénario de coalition. «Jack Layton vient du monde municipal. Sa culture politique en est une de coalitions avec un ou des partenaires. Pour lui, tout cela est normal», explique au Devoir un proche.

Le jeudi matin, 7h24, Jack Layton relance Topp. «Quel est l'état de la lettre que nous considérions envoyer aux chefs?», demande-t-il. Cette lettre proposant à Stéphane Dion un gouvernement de coalition, M. Layton planifiait l'envoyer le soir de l'élection de 2008 si les résultats le justifiaient. Elle n'a jamais été envoyée.

Un premier échange téléphonique entre Stéphane Dion et Jack Layton survient le jeudi matin, alors que l'énoncé économique est présenté à huis clos. Les deux hommes discutent pour la première fois d'une possible coalition. Pendant ce temps, le NPD et le Bloc québécois se contactent de manière informelle, à huis clos, pour tâter le terrain.

Stéphane Dion convoque ensuite à son bureau ses députés Ralph Goodale et Marlene Jennings, ainsi que sa chef de cabinet, Johanne Sénécal, son adjoint Andrew Bevan ainsi que le stratège Herb Metcalfe. Il leur donne le mandat de négocier.

En fin de journée, Brian Topp envoie un courriel à un contact conservateur branché sur le bureau du premier ministre. «Mon monde vient d'appuyer sur le bouton rouge. Je prends un vol pour Ottawa demain matin à 7h.» Son contact l'invite à sonder l'opinion des électeurs à propos du financement étatique des partis politiques et le met en garde contre leur réaction en élection. «Il n'y aura pas d'élection, rétorque Topp. Vous allez diriger un gouvernement avec les séparatistes?» La ligne d'attaque conservatrice était déjà toute trouvée...

Des échanges triangulaires

Le vendredi, une série de trois rencontres bilatérales débute. Le député bloquiste Pierre Paquette et le chef de cabinet de Gilles Duceppe, François Leblanc, discutent avec les libéraux Jennings et Sénécal. Le directeur des communications Philippe Gagnon — un ancien relationniste du NPD — et le député Luc Desnoyers, qui a un passé syndical, discutent avec l'attaché de presse de Jack Layton, Karl Bélanger, et le député Thomas Mulcair. Ralph Goodale et Herb Metcalfe discutent pour les libéraux avec Brian Topp et la députée Dawn Black du NPD.

Pendant ce temps, Ed Broadbent et Jean Chrétien se rencontrent, et les médias en font état. Leur rôle consiste à aplanir les différences: en cas de blocage aux tables de négociation officielles, on fera appel à eux pour qu'ils activent leur réseau respectif et fassent assouplir les positions.

Au terme de la journée, il est décidé que les négociations se feront en deux temps. Une entente de gouvernement entre le NPD et le Parti libéral sera négociée le samedi, et une entente sur les politiques défendues par la coalition, nécessitant l'appui du Bloc québécois, le sera le dimanche.

Le samedi, au Sheraton d'Ottawa, les deux partis se mettent au travail dans une petite pièce contenant à peine un ordinateur et une imprimante. Ils discutent de la machinerie gouvernementale, notamment du nombre de ministres qu'aura chacun des partenaires. Le Parti libéral offre «zéro» ministre au NPD, qui s'insurge. «Ils voulaient que ce soit un gouvernement libéral appuyé par le NPD. Il n'en était pas question.» «C'était simplement une position de négociation de départ», dit en rigolant une source libérale. «On avait un nombre maximum qu'on était prêts à leur accorder.» Finalement, l'entente accordait 24 ministres aux libéraux et 6 au NPD. «On n'a pas été obligés d'aller à notre maximum!»

Les discussions achoppent toutefois sur qui décidera des ministères qui seront accordés au NPD. Jack Layton veut choisir, les libéraux refusent. Ils activent alors la filiale syndicale. «Quelqu'un dans notre équipe de négociation avait des contacts syndicaux et on lui a demandé de les activer pour faire entendre raison au NPD.» La question est laissée en suspens, le temps que le réseau informel fasse son oeuvre.

Le dimanche, les négociations sur les politiques défendues par la coalition s'entament. Le Bloc québécois, qui avait fait connaître ses demandes le vendredi, ne se joint à la négociation que de 18h à 21h. Il se réjouit alors du fait que les conversations se déroulent en français uniquement, malgré la présence d'unilingues anglophones comme l'ancien premier ministre néo-démocrate de la Saskatchewan, Allan Blakeney. «On a pris cela comme un signe d'ouverture.»

Père de la clarté

Une question demeure: Stéphane Dion ayant déjà annoncé son départ prochain, qui sera le premier ministre? Une rumeur circule: le NPD refusera tout autre chef que Stéphane Dion. Le NPD nie poser une telle condition et soupçonne l'équipe Dion de colporter la rumeur pour faire taire ses aspirants successeurs, Michael Ignatieff, Bob Rae et Dominic Leblanc.

Quant au Bloc québécois, la perspective de porter au pouvoir le père de la Loi sur la clarté inquiète un instant. On va donc chercher l'avis des sages du mouvement souverainiste, Bernard Landry et Jacques Parizeau en tête. Le feu vert est donné, tout le monde estimant que le premier ministre Dion serait mieux que Stephen Harper. Le jeudi, déjà, le Bloc québécois avait testé ses alliés traditionnels dans les milieux syndical et communautaire et dans les grandes organisations nationalistes pour s'assurer que son appui à la coalition serait bien reçu.

L'entente finale est conclue le dimanche soir, vers 22h. Les libéraux retournent à Stornoway, la résidence officielle du chef de l'opposition, en faire le bilan à Stéphane Dion. Ils partiront vers 1h30 du matin, ce même matin où M. Dion annonce à son caucus qu'il sera premier ministre après tout.

La cérémonie de signature publique de l'entente aura lieu plus tard dans la journée. Le NPD prétend que tout au long du processus, les libéraux étaient mal préparés. Ils en veulent pour preuve le fait que c'est finalement Karl Bélanger qui a présidé la cérémonie plutôt qu'un libéral.

On connaît la suite. Stephen Harper réussit à faire proroger le Parlement et se lance dans une attaque sans précédent contre les «socialistes» et les «séparatistes». Stéphane Dion quitte ses fonctions et Michael Ignatieff, qui n'avait jamais été chaud à l'idée d'une coalition, la répudie.

Comme le résume Brian Topp: les libéraux «étaient persuadés que Michael Ignatieff gagnerait la course au leadership en 2009, qu'ils verraient les sondages s'améliorer pendant la lune de miel d'Ignatieff et qu'ils pourraient défaire Harper au printemps ou à l'automne 2009. [...] Ils reviendraient au pouvoir selon la bonne vieille méthode. Comme on a pu le voir, ils n'ont jamais dévié de cette stratégie».

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