Harper saigne la diplomatie canadienne
Ottawa — La grogne prend de l'ampleur dans les cercles diplomatiques canadiens, alors que le gouvernement Harper ne cesse de saigner le ministère des Affaires étrangères depuis son arrivée au pouvoir.
À tel point que des voix influentes dans les milieux diplomatiques parlent d'un «malaise» grandissant au sein du ministère des Affaires étrangères. L'ancien premier ministre conservateur Joe Clark, l'ancien ambassadeur à l'ONU Paul Heinbecker, et l'ancien sous-ministre Peter Harder ont tous dénoncé dans les derniers jours la lente érosion de la diplomatie canadienne sous les conservateurs.Or, en fouillant dans les livres budgétaires du gouvernement, on découvre que le «malaise» est basé sur des chiffres bien concrets.
Selon les calculs effectués par Le Devoir, entre les années financières 2006-07 (premier budget conservateur) et 2010-11, le budget du ministère des Affaires étrangères aura fondu de 450 millions de dollars, une baisse de 19 %.
En 2006-07, le budget du ministère était de 2,355 milliards de dollars. En 2010-11, il devrait atteindre 1,905 milliard de dollars, selon les prévisions du Conseil du trésor faites cette année.
Le ministère des Affaires étrangères a confirmé vendredi soir au Devoir que ces chiffres sont exacts. Toutefois, un porte-parole a tenu à préciser que les projections pour l'année financière 2010-11 pourraient changer, étant donné que prédire avec exactitude les sommes deux années à l'avance est difficile. On souligne qu'il y a une possibilité que le budget soit en légère hausse en 2010-11, pour atteindre près de deux milliards de dollars. Tout dépendra du contexte économique et des choix du gouvernement, explique-t-on.
À l'intérieur du grand tout budgétaire du ministère des Affaires étrangères, on constate que le secteur de la «diplomatie et de la défense des intérêts» va être le plus touché par les compressions. Ce poste budgétaire passera de 905 millions de dollars (2007-08) à 718 millions (2010-11).
Le secteur des «relations bilatérales» devrait quant à lui passer de 134 millions de dollars (2006) à 107 millions (2010-11).
La baisse du budget des Affaires étrangères a été constante depuis l'arrivée au pouvoir des conservateurs. La seule exception aura été l'année 2007-08. Mais ce rebond imprévu est uniquement dû au secteur commercial des Affaires étrangères, qui a généré plus de revenus que prévu auprès des entreprises.
Le journal anglophone Embassy, une publication d'Ottawa spécialisée en diplomatie et distribuée notamment dans les ambassades de la capitale fédérale, a le premier sonné l'alarme. On pouvait y lire récemment les déclarations de l'ancien sous-ministre aux Affaires étrangères jusqu'en 2006, Peter Harder, qui disait que son ancien ministère était maintenant «atrophié» et que les ressources pour effectuer un bon travail étaient «inadéquates».
En entrevue avec Le Devoir, l'ancien ambassadeur du Canada à l'ONU Paul Heinbecker a soutenu que la situation est «préoccupante». «Pour avoir une diplomatie efficace, ça prend des gens sur le terrain et de l'argent. Il manque les deux présentement.» Ce dernier prépare un texte d'opinion sur le sujet devant être publié sous peu dans deux magazines spécialisés.
Le «malaise» au sein du ministère des Affaires étrangères vient non seulement des moyens financiers qui disparaissent, mais aussi de l'attention que l'on accorde à ce ministère au sein du gouvernement conservateur. «L'expertise du ministère pour développer des stratégies et des politiques est peu sollicitée par le gouvernement. Les conservateurs prennent une décision et demandent ensuite au ministère de l'exécuter. Il y a peu de consultations», a soutenu au Devoir une source bien au fait du fonctionnement du ministère.
La Défense en hausse
Autre source d'inconfort chez les diplomates: la hausse du budget du ministère de la Défense. Pendant que les budgets des Affaires étrangères fondent, c'est le contraire à la Défense nationale.
Entre 2006-07 et 2010-11, le budget de l'armée aura bondi de 23,9 %. Il est passé de 14,789 milliards de dollars en 2006-07 à 19,423 milliards en 2010-11, dernière année des projections du gouvernement.
Les Forces canadiennes ont été négligées pendant les années 90, mais, depuis 2004 (arrivée du gouvernement libéral de Paul Martin), la tendance s'est inversée. Et la guerre en Afghanistan, très coûteuse pour le ministère de la Défense, pèse aussi dans ses dépenses.
Mais selon Martial Foucault, professeur de science politique à l'Université de Montréal, les conservateurs font aussi jouer un rôle diplomatique aux Forces canadiennes, ce que l'on nomme «hard power» dans le milieu international — par rapport à «soft power», qui est l'utilisation des réseaux diplomatiques courants, avec les ambassades.
«C'est assez caractéristique des gouvernements conservateurs dans tous les pays. On décide volontairement de mettre l'accent sur le militaire pour augmenter notre influence à l'étranger. Dans le cas du Canada, toute l'influence internationale tourne actuellement autour de la mission en Afghanistan», dit-il. Ottawa met aussi beaucoup l'accent sur ses réseaux à l'OTAN, une organisation avant tout militaire.
Pourtant, le Canada a ouvert plusieurs bureaux en Asie et dans les Amériques depuis trois ans, démontrant que la diplomatie, surtout sur le plan économique, a encore une importance aux yeux du gouvernement Harper.
Peut-être, mais il faut des ressources pour bien utiliser ces bureaux, affirme Martial Foucault. «Peu importe le pays, si on coupe dans les budgets, on limite notre action. Sans argent, on ne peut pas faire grand-chose.» Il y a d'ailleurs présentement plus de diplomates canadiens à l'oeuvre à Ottawa qu'à l'étranger.
Au sein du gouvernement, il y aurait la mentalité que la diplomatie ne doit pas coûter cher, affirme une source au sein du ministère des Affaires étrangères. On en veut pour preuve cette volonté des conservateurs de vendre des actifs immobiliers importants à l'étranger afin de relocaliser les diplomates en banlieue des capitales, dans des appartements plus petits et moins chers.
Les ambassades canadiennes ont aussi perdu leur budget culturel il y a presque trois ans. Les sommes permettaient d'inviter les artistes canadiens dans les grandes villes et à faire du même coup la promotion du Canada. Les ambassadeurs utilisaient les spectacles comme lieu de rencontre et de réseautage.