Stephen Harper, ou l'art de cultiver le secret

Photo: Agence Reuters

«Le gouvernement ne veut pas de mauvaises surprises dans les médias,
mais il ne veut pas non plus de bonnes surprises. Il veut simplement tout contrôler.»
- Michel Drapeau

Ottawa — Le contrôle de l'information exercé par le gouvernement Harper est devenu «maladif» et «antidémocratique», selon un avocat et spécialiste de l'accès à l'information, Michel Drapeau. Il accuse les conservateurs d'être arrivés à un point où ce contrôle est «dangereux» pour le grand public. «Ce n'est pas normal et ça défie toutes les notions de transparence», a-t-il dit lors d'une entrevue avec Le Devoir.

Michel Drapeau, un ancien militaire à la retraite, est très respecté dans le milieu de l'accès à l'information, ayant écrit la bible sur le sujet, un ouvrage universitaire de plusieurs milliers de pages. En plus de diriger son cabinet juridique, il enseigne à l'Université d'Ottawa.

Comme tout le monde, Michel Drapeau constate que l'arrivée au pouvoir des conservateurs a marqué une rupture dans la façon de communiquer avec le public. Les ministres n'accordent presque plus d'entrevues et ne répondent plus aux questions des journalistes après la période de questions, à Ottawa. Les réunions du conseil des ministres ne sont plus annoncées, ce qui évite aux élus de devoir répondre aux médias à la sortie de la salle du cabinet.

Mais depuis l'automne dernier, la vis a été serrée encore davantage. Tous les médias, y compris Le Devoir, l'ont constaté. En matière de communication, plusieurs ministères, surtout les plus sensibles comme les Affaires étrangères, l'Environnement et la Défense, sont complètement sous la tutelle du Conseil privé (le ministère du premier ministre) et du bureau politique de Stephen Harper. Recevoir une simple information factuelle exige une longue attente qui peut prendre des semaines. Parfois, elle ne vient jamais.

Un exemple parmi d'autres

Le Devoir a été confronté à un autre exemple récemment. Il semble que les chiffres de recrutement des Forces canadiennes soient devenus une information sensible aux yeux du gouvernement Harper. Pourtant, dans le passé, le ministère de la Défense fournissait ces faits sans problème. Chaque année, au début du mois de mai, il était possible de savoir combien de personnes avaient été embauchées par la force régulière et la force de réserve de l'armée. Mais pas cette année.

Nos sources mentionnent que l'information est bel et bien prête depuis le milieu du mois de mai, comme à l'habitude. Après un mois d'attente, une responsable des communications au département du recrutement de la Défense a soutenu au Devoir qu'elle n'avait pas l'autorisation de révéler les chiffres et qu'il fallait passer par le service central des communications du ministère de la Défense pour espérer recevoir l'information. C'était à la mi-juin. Le Devoir a donc placé une nouvelle demande. Deux semaines plus tard, toujours rien.

Hier, en fin de journée, les Forces canadiennes craignant d'être citées en exemple dans un texte sur le contrôle de l'information, une de leurs porte-parole nous a finalement fait parvenir les chiffres (voir texte ci-contre)... tout en s'excusant des délais.

Bloqué au Conseil privé

Selon les informations recueillies au cours des derniers mois, le véritable problème se situe au Conseil privé. «C'est là que ça bloque. Et le ministère de la Défense est loin d'être le seul ministère à avoir des problèmes avec ses communications. Tout l'appareil gouvernemental est touché, confirme Michel Drapeau. On sent que les ministères voudraient nous parler et nous aider, mais ils ne peuvent pas.»

En matière de communication, les fonctionnaires de tous les ministères ont rebaptisé le Conseil privé et le bureau du premier ministre, qui travaillent main dans la main, «le centre», en référence à leurs bureaux situés au centre d'Ottawa, près du parlement. Selon le Toronto Star, le véritable nom de cette unité spéciale est «Communications et consultations». Elle serait située au sixième étage du Blackburn Building, qui longe la rue Sparks.

À cet endroit, des dizaines de fonctionnaires et d'employés du premier ministre décident ce que le public a le droit de savoir. C'est aussi là qu'on détermine quel ministre va parler sur quel dossier et à quel média. On émet alors un «message» que le ministre doit suivre à la lettre, quitte à répondre complètement à côté des questions des journalistes.

Tous les ministères doivent transmettre les demandes d'information reçues des médias à cette équipe secrète de communication, y compris les requêtes banales comme les chiffres de recrutement de l'armée. Parfois les délais de réponse sont interminables en raison de la surcharge de travail, parfois simplement parce que le gouvernement Harper ne veut pas que l'information soit rendue publique. C'est le goulot d'étranglement, le «ground zero», comme certains l'ont aussi surnommé.

C'est aussi au Conseil privé qu'on filtre toutes les demandes d'accès à l'information, alors qu'auparavant les ministères pouvaient procéder directement avec les demandeurs. Étant donné qu'une loi existe, «le centre» peut difficilement intervenir pour contrer les demandes, mais l'intervention du Conseil privé permet d'étirer les délais de réponse. Obtenir un document 6, 9 ou même 12 mois plus tard, alors que la limite permise par la loi est normalement de 30 jours, est devenu commun. Plusieurs documents arrivent aussi largement épurés.

Ce contrôle de l'information a amené Stéphane Dion à dire aux Communes ce printemps que le gouvernement Harper, «est le plus secret de l'histoire canadienne». Michel Drapeau n'est pas loin d'en penser autant. «Les ministères portent l'odieux et se font critiquer, parfois avec raison, mais le vrai coupable, c'est le gouvernement et la centralisation qu'il a imposée», dit-il.

Selon lui, on arrive à un point critique. «Le gouvernement ne veut pas de mauvaises surprises dans les médias, mais il ne veut pas non plus de bonnes surprises. Il veut simplement tout contrôler. Ce n'est pas normal. Les médias, c'est le grand public. C'est la source d'information la plus importante pour les citoyens. Ça devient antidémocratique», dit Michel Drapeau.

La raison de ce contrôle est simple, soutient-il. «Le gouvernement ne fait pas confiance aux gens. Il pense que chaque information va lui nuire et que les citoyens ne sont pas assez intelligents pour faire la part des choses.»

Reste à voir si l'arrivée en poste du nouveau chef de cabinet du premier ministre, Guy Giorno, et du nouveau directeur des communications de Stephen Harper, Kory Teneycke, feront une différence.

À voir en vidéo