Khadr: Ottawa laissera la justice militaire américaine suivre son cours

Le gouvernement canadien entend laisser la justice militaire américaine suivre son cours sans exiger le rapatriement d'Omar Khadr, au lendemain de la divulgation de documents officiels montrant que le jeune homme originaire de Toronto a subi à la prison de Guantánamo des mauvais traitements assimilables à de la torture.
C'est ce qu'a indiqué hier le premier ministre Stephen Harper, suscitant immédiatement des réactions indignées de la part des avocats du jeune musulman capturé lors d'une escarmouche dans l'est de l'Afghanistan en juillet 2002.«Franchement, il n'y a pas de véritable alternative» à la justice militaire d'exception en vigueur à Guantánamo, a dit de Tokyo, où il se trouvait en visite officielle après avoir participé au sommet du G8, le premier ministre Harper.
Joint au téléphone à Edmonton, l'avocat Dennis Edney a qualifié de «fourbe» la réaction du premier ministre canadien, ajoutant que le précédent gouvernement libéral avait lui aussi «beaucoup de comptes à rendre» dans cette affaire.
Dans ses déclarations à Tokyo, Stephen Harper a aussi fait valoir que les faits révélés hier s'étaient produits avant son arrivée au pouvoir en janvier 2006.
Mais «Harper était parfaitement conscient, depuis longtemps, du fait que Khadr avait été torturé à Guantánamo, a poursuivi l'avocat Dennis Edney, signalant que le gouvernement conservateur s'est farouchement opposé devant les tribunaux à la divulgation des documents relatifs à Omar Khadr.
«Harper a menti aux Canadiens lorsqu'il a dit avoir reçu [des Américains] l'assurance que Khadr était bien traité, a-t-il ajouté. Les Canadiens sont outrés.»
La Cour suprême du Canada avait statué en mai que les défenseurs d'Omar Khadr devraient avoir accès à une partie des documents classifiés concernant leur client. Un juge de la Cour fédérale avait ensuite, en juin, décidé de ce qui pouvait être porté à leur connaissance.
Les pièces montrées hier par les avocats relatent notamment la visite d'un fonctionnaire du ministère canadien des Affaires extérieures à Omar Khadr à Guantánamo en mars 2004. Avant de rencontrer le prisonnier, Jim Gould, un enquêteur de la Division des renseignements étrangers du ministère, s'est fait dire par les responsables américains de la prison qu'on venait de priver Khadr de sommeil pendant trois semaines en le faisant changer de cellule toutes les trois heures dans le but de le rendre plus coopératif lors de son interrogatoire, auquel M. Gould a d'ailleurs assisté.
Les documents indiquent également que Khadr a été placé en isolement pendant trois semaines après cet interrogatoire. Un certain nombre de rapports émanant de l'US Air Force ont également été rendus publics hier.
Interrogé par le réseau CBC, l'avocat militaire américain de Khadr, le lieutenant William Kuebler, a jugé «honteux» le fait que le Canada soit le dernier pays occidental à n'avoir pas exigé, ni bien sûr obtenu, le rapatriement de ses ressortissants détenus à Guantánamo.
M. Kuebler a également annoncé que des entrevues filmées de Khadr devraient bientôt être rendues publiques.
Omar Khadr est accusé d'avoir tué un soldat américain au moyen d'une grenade en 2002, alors qu'il n'avait que 15 ans, ce qui en faisait un enfant-soldat en vertu du droit international. Son procès, maintes fois interrompu pour des questions de procédure, doit avoir lieu en octobre.
En rendant sa décision en juin, le juge Richard Mosley avait affirmé que les méthodes employées par les autorités américaines à Guantánamo pour préparer Khadr à ses interrogatoires allaient à l'encontre des lois internationales sur la torture et des Conventions de Genève. Il avait également reproché au fonctionnaire canadien d'avoir participé à un interrogatoire mené dans de telles conditions.
Omar Khadr s'est maintes fois plaint de mauvais traitements. Au cours des visites qu'il a rendues à son client, Dennis Edney affirme avoir trouvé un jeune homme «en très mauvaise condition». «Ce n'est que depuis peu qu'il vit dans des conditions un peu meilleures, a ajouté l'avocat. Mais même la dernière fois que je l'ai vu, il y a un mois, il était toujours enchaîné au plancher.»
«Nous sommes assez choqués par la position du Canada en réponse à ce rapport», a dit hier Béatrice Vaugrante, directrice générale de la section canadienne francophone d'Amnistie internationale. Le gouvernement «avait toujours dit avoir reçu des assurances qu'Omar Khadr était traité correctement. [...] Il y avait déjà eu de nombreuses allégations de mauvais traitements, maintenant on en a la preuve», a-t-elle ajouté.
L'organisation de défense des droits de l'homme a fait parvenir hier une lettre au premier ministre Harper, dans laquelle elle réitère sa demande de rapatriement d'Omar Khadr au Canada.
«La position de votre gouvernement voulant qu'une telle demande soit prématurée et que la justice doive suivre son cours aux États Unis est tout simplement indéfendable», peut-on y lire.
Amnistie enjoint également Ottawa d'«insister publiquement» auprès des responsables américains pour qu'aucune information obtenue lors d'interrogatoires précédés «de ces actes de torture et de mauvais traitements ne soit utilisée lors des audiences de la commission militaire [siégeant à Guantánamo] ou de toute autre procédure judiciaire menée contre Omar Khadr».
Selon Mme Vaugrante, la réputation du Canada en matière de droits fondamentaux a été entachée par plusieurs gestes faits dans le cadre de la lutte antiterroriste depuis une demi-douzaine d'années.
La porte-parole adjointe du Bloc québécois en matière d'affaires étrangères, Johanne Deschamps, a elle aussi dénoncé l'entêtement du gouvernement Harper à prétendre qu'il ne savait rien du traitement de Khadr à Guantanamo Bay.
«Que le gouvernement refuse de rapatrier Omar Khadr, malgré le consensus qui existe sur cette question, c'est une chose; qu'il induise la population en erreur, à répétition, en affirmant qu'il ne savait rien des pratiques de torture qu'a dû subir l'adolescent, voilà qui est d'un cynisme absolument immoral», a-t-elle soutenu.
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Avec La Presse canadienne