Fuite sur l'ALENA: le bureau de Harper est pointé

Ottawa — Le premier ministre a laissé entendre hier que l'enquête interne sur la fuite qui a nui à la campagne du candidat à la présidentielle américaine Barack Obama allait inclure son propre bureau, alors que tous les regards se tournent vers le chef de cabinet de Stephen Harper, Ian Brodie, que les partis d'opposition accusent d'être à l'origine de la controverse. Le NPD et le Parti libéral demandent que la GRC fasse la lumière sur cette fuite qui embarrasse le gouvernement canadien.

L'ambassadeur des États-Unis au Canada, David Wilkins, a d'ailleurs soutenu hier que la fuite d'informations qui a contribué à faire déraper la campagne de Barack Obama en Ohio constitue une «interférence» du Canada dans la politique intérieure des États-Unis.

Le stratège en chef de la campagne de Hillary Clinton, Mark Penn, en a rajouté hier, soutenant que la défaite d'Obama en Ohio pourrait avoir été causée par l'intervention du Canada et qu'il s'agit peut-être d'un tournant majeur dans la campagne américaine.

La commotion a été causée par une note de service du consulat canadien à Chicago qui s'est retrouvée dans les médias américains. Ce document interne de 1300 mots a circulé abondamment entre l'ambassade canadienne à Washington, le ministère des Affaires étrangères à Ottawa et les différents consulats aux États-Unis. Le premier envoi de la note de service a été reçu par 120 fonctionnaires canadiens, ce qui montre l'ampleur de l'enquête à venir. Le Devoir a appris que le document a circulé par le service régulier de courriel et non par le réseau sécurisé C4, où transitent les dossiers classés secrets du ministère des Affaires étrangères.

La controverse, qui prend de l'ampleur, a d'abord été déclenchée par un reportage du réseau CTV diffusé le 27 février dernier. La chaîne de télévision soutenait que le conseiller économique de Barack Obama, Austan Goolsbee, avait prévenu le Canada que le candidat à la présidentielle n'avait pas vraiment l'intention de renégocier l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), contrairement à ce qu'il a dit à plusieurs reprises depuis le début de la campagne.

L'affaire n'a pas fait grand bruit jusqu'à ce que l'Associated Press obtienne une copie d'une note de service du consulat canadien à Chicago qui confirme cette version. Austan Goolsbee a en effet rencontré pendant 40 minutes le chef de mission du Canada dans la Ville des vents, Georges Rioux, le 8 février dernier. Un membre du consulat a fait un résumé de la réunion, comme c'est toujours le cas. C'est ce document qui a fait l'objet d'une fuite.

Dans ce résumé, on peut lire que la position de Barack Obama sur l'ALENA relève davantage de la «manoeuvre politique» que d'une réelle intention d'action. Toute cette rhétorique viserait avant tout à séduire les citoyens américains du centre des États-Unis qui ont perdu des milliers d'emplois dans le secteur manufacturier, mais elle aurait peu de chances de se matérialiser si Obama prenait le pouvoir, explique la note de service.

Hillary Clinton a sauté sur ce texte pour dénoncer son rival, affirmant qu'Obama dit une chose en public et le contraire en privé. Le candidat républicain John McCain a lui aussi attaqué Barack Obama sur cette question.

Le conseiller d'Obama au coeur de cette histoire, Austan Goolsbee, a soutenu que la note canadienne ne reflète pas bien sa pensée. L'ambassade du Canada à Washington a aussi tenté de calmer le jeu en affirmant dans un communiqué que le pays «regrette» que la note de service ait été interprétée de cette façon. Mais le mal était fait et Obama a perdu son avance dans l'Ohio, un État où l'ALENA est très critiqué. Hillary Clinton l'a finalement emporté mardi soir, mettant fin à la séquence de 11 victoires d'Obama.

Favoriser les républicains?

Sur le réseau CBC, l'ambassadeur américain au Canada, David Wilkins, a soutenu que cette fuite «n'aurait jamais dû avoir lieu». «C'était une interférence» dans la campagne, a-t-il dit, ajoutant toutefois que cet écueil n'allait pas entacher irrémédiablement la relation entre les deux pays.

Les partis d'opposition à Ottawa n'ont toutefois pas l'intention de laisser passer cette histoire. Ils accusent les conservateurs d'avoir tenté de nuire au candidat démocrate en avance dans la course à l'investiture dans le but de favoriser les républicains. «Je pense que c'est grave. Ça me rappelle les liens étroits entre la droite américaine et la droite canadienne», a dit le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe. L'ancien conseiller du candidat démocrate de 2004, John Kerry, a soutenu la même chose sur le réseau NBC. «Vous avez un gouvernement de droite au Canada qui tente d'aider les républicains», a dit Bob Shrum.

Aucune preuve ne vient toutefois étayer cette thèse pour l'instant. Stephen Harper a toujours dit qu'il ne voulait pas influencer la campagne américaine et a régulièrement refusé de commenter le processus en cours au sud de la frontière.

Le chef de cabinet montré du doigt

Selon la Presse canadienne et le réseau américain ABC, la première information à l'origine du reportage de CTV proviendrait de Ian Brodie, le chef de cabinet de Stephen Harper. Ce dernier aurait parlé des campagnes d'Obama et de Clinton à quelques journalistes lors du huis clos sur le budget, le 26 février. M. Brodie aurait alors dit qu'il fallait prendre «avec un grain de sel» les déclarations des deux candidats sur l'ALENA. Il aurait ajouté que le camp Clinton a contacté l'ambassade à Washington pour prévenir le Canada qu'il n'a pas à s'inquiéter des déclarations de la candidate. Le lendemain, CTV a toutefois mis l'accent sur Barack Obama dans son reportage.

Stephen Harper a demandé au greffier du conseil privé, le plus haut fonctionnaire du pays, de faire enquête. Pour l'instant, rien n'indique que la fuite du document provient de M. Brodie. Mais les trois partis d'opposition estiment qu'il doit être suspendu en attendant la fin des procédures.

Le premier ministre a affirmé hier que l'investigation interne couvrirait «entièrement» cette histoire, laissant entendre que son propre bureau pourrait faire l'objet de l'enquête. C'est une affaire «très sérieuse», a dit Stephen Harper aux Communes. «La fuite d'information qui a nui à la campagne du sénateur Obama était extrêmement injuste. Ce n'était pas dans l'intérêt du Canada», a-t-il ajouté.

Le NPD et le PLC affirment qu'il faut une enquête indépendante de la GRC. «Toute la classe politique aux États-Unis affirme que cette interférence a eu un impact sur les résultats du processus démocratique. Ça ne peut pas être plus sérieux», a dit Jack Layton. L'article 122 du Code criminel, qui porte sur les abus de confiance, interdit à un fonctionnaire fédéral de rendre publics des renseignements confidentiels sans autorisation.

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