L'affaire Cadman se corse
Ottawa — L'affaire Chuck Cadman a continué de s'envenimer hier à Ottawa. Le premier ministre Harper a envoyé une mise en demeure à Stéphane Dion et au Parti libéral pour qu'ils retirent les accusations de «corruption» et de «pot-de-vin» faites à son endroit sur le site Internet des libéraux. Stéphane Dion a refusé net de s'excuser et de retirer les communiqués de presse en cause, estimant que c'est au premier ministre de s'expliquer et de s'excuser auprès des Canadiens.
Pour une troisième journée de suite à la Chambre des communes, la grande majorité des questions ont porté sur l'affaire Chuck Cadman, ce député indépendant atteint d'un cancer à qui le Parti conservateur aurait offert une assurance vie d'un million de dollars pour renverser le gouvernement libéral de Paul Martin lors du vote décisif du 19 mai 2005. La femme de Chuck Cadman, Dona, qui est actuellement candidate conservatrice en Colombie-Britannique, a elle-même fait cette révélation dans une biographie sur son défunt mari qui doit paraître d'ici deux semaines. La fille et le gendre de Chuck Cadman ont aussi confirmé la version de Dona Cadman.Le Parti conservateur affirme qu'une telle offre n'a jamais été formulée à M. Cadman en mai 2005. Les deux représentants du parti qui ont rencontré M. Cadman à l'époque, Doug Finley et Tom Flanagan, affirment avoir seulement offert au député indépendant de rejoindre le caucus conservateur pour ce vote crucial, ce qui lui aurait permis d'avoir plus de moyens pour mener une campagne électorale.
Dans une entrevue qu'il a accordée en 2005 au journaliste et auteur de la biographie, Tom Zytaruk, Stephen Harper affirme qu'il est au courant d'une discussion qui a eu lieu entre des représentants «légitimes» de son parti et M. Cadman à propos de «considérations financières». Lorsque le journaliste pose une question sur l'assurance vie d'un million de dollars, Stephen Harper affirme ne pas connaître les détails de l'offre. «C'était seulement pour compenser des pertes financières advenant des élections», dit le premier ministre dans l'enregistrement qui a été envoyé à plusieurs médias.
La directrice générale de Harbour Publishing, la maison d'édition qui publie la biographie à l'origine de la controverse, soutient que l'enregistrement n'a pas été modifié. Les conservateurs avaient demandé cette mise au point vendredi. «J'ai personnellement copié le ruban au complet et nous avons distribué une version originale de l'entrevue», a dit Vici Johnstone.
Mise en demeure de Harper
Sur son site Internet, le Parti libéral utilise les extraits de cette conversation pour demander au premier ministre de s'expliquer sur cette tentative de «pot-de-vin» dont il aurait été au courant. Pour Stephen Harper, c'en était trop. Il est passé à l'attaque hier par l'entremise d'un avocat et a exigé que le PLC retire les propos qui sont affichés sur son site. «Ces affirmations sont fausses et profondément diffamatoires», peut-on lire dans la mise en demeure. Les communiqués mis en ligne par les libéraux «attaquent la réputation de Stephen Harper» et sont «malveillants», poursuit la lettre de cinq pages. Le premier ministre exige des excuses immédiates du Parti libéral du Canada, de son chef Stéphane Dion, du chef-adjoint Michael Ignatieff et du leader en Chambre, Ralph Goodale.
«La semaine dernière, le chef du Parti libéral et son parti ont publié dans un site Web des allégations [sur] un comportement criminel de ma part. Cela n'aidera pas les problèmes du chef du Parti libéral, cela deviendra la plus grande erreur de jugement dans sa carrière politique», a dit Stephen Harper lors de la période de questions hier.
Mais le PLC et son chef n'ont pas reculé. «Bien sûr que non il n'y aura pas d'excuses, a dit Stéphane Dion. C'est le premier ministre qui devrait s'excuser. C'est un enregistrement. C'est sa voix. Il ne nie pas. C'est lui qui parle. C'est encore une tentative d'intimidation de la part d'un premier ministre qui connaît pas d'autres stratégies.»
Cette mise en demeure n'empêchera pas le Parti libéral de continuer à talonner le premier ministre sur cette affaire, a dit Stéphane Dion. «Ils ont fait une offre qui représente des considérations financières et, en termes légaux, vous savez ce que ça veut dire», a-t-il dit en faisant référence au Code criminel qui stipule qu'une personne peut écoper de 14 ans de prison si elle donne à un député «de l'argent ou une contrepartie valable» pour le récompenser d'une chose «qu'il fera ou s'abstiendra de faire».
Le Parti libéral a demandé à la GRC d'ouvrir une enquête. Le corps de police révise actuellement les faits pour déterminer si une investigation doit être menée. Pour l'instant, Stéphane Dion ne voit pas la nécessité de renverser le gouvernement. L'adoption du budget, qui a franchi une autre étape hier soir avec le vote de confiance sur l'amendement libéral, ne sera donc pas utilisée comme prétexte pour défaire les conservateurs. Mais le chef libéral a refusé de s'engager à plus long terme. «Si le premier ministre a enfreint la loi, c'est très gros», a-t-il dit.
Lors d'une entrevue à la télévision le jour du vote crucial du 19 mai 2005, Chuck Cadman a affirmé que Stephen Harper et Paul Martin ne lui ont jamais rien offert directement pour tenter de le convaincre de voter d'un côté ou de l'autre. Par contre, le 12 juin 2005, lors d'une entrevue dans une radio de Vancouver, Chuck Cadman a avoué que des représentants du Parti conservateur lui ont offert de se présenter sous la bannière bleue et que le parti de Stephen Harper l'aiderait alors financièrement. Il ne donne toutefois aucun détail sur ces «compensations financières» au coeur de la controverse.
Les couteaux volent bas
La période de questions a donné lieu à de nombreux accrochages entre les députés hier. La libérale Susan Kadis a lancé en Chambre que le premier ministre était coincé «comme Nixon» lors du Watergate dans les années 70. La carrière du président américain avait alors été détruite par un enregistrement où on l'entendait parler du complot contre les démocrates.
Les conservateurs ont répliqué en affirmant que les libéraux cherchent à faire diversion de leurs propres difficultés avec cette histoire. «Est-ce que les libéraux attaquent parce qu'ils n'ont plus confiance en leur chef», a lancé le député James Moore.
Mais les libéraux ne sont pas seuls à mener la charge aux Communes. Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a remis en doute la version des conservateurs selon laquelle l'offre à M. Cadman était uniquement destinée à le faire rejoindre le caucus du PC en vue des élections suivantes. «Tous savaient que M. Cadman était en phase terminale. Lui demander de se présenter à la prochaine élection est un peu surprenant», a-t-il dit.
Selon Gilles Duceppe, il importe peu que l'offre de compensation financière soit liée à une assurance vie ou à une future élection. «Dès lors qu'il y a une offre financière pour influencer un vote, peu importe la somme, peu importe la forme, c'est un acte criminel», a dit le chef du Bloc.
Le premier ministre Harper a de nouveau soutenu que cette histoire était fausse à la base. Il n'a toutefois pas envoyé de mise en demeure à la maison d'édition du livre ou à la veuve de Chuck Cadman, responsables de la controverse qui bat son plein.
Dans un communiqué diffusé hier, la veuve de Chuck Cadman, Dona, affirme qu'elle croit Stephen Harper lorsque ce dernier affirme ne pas avoir été au courant de l'offre qui a été faite à son mari. Elle dit avoir posé la question à M. Harper il y a plus de deux ans. «Je me rappelle lui avoir demandé spécifiquement s'il était au courant de l'assurance vie qui a tant insulté Chuck à l'époque. Il m'a regardé droit dans les yeux et m'a dit ne pas savoir. Je sais qu'il disait la vérité, je le voyais dans ses yeux», écrit-elle.
Dona Cadman affirme que, si elle avait douté des intentions de Stephen Harper, elle ne chercherait pas aujourd'hui à se faire élire sous la bannière conservatrice. Selon elle, les représentants du PC ont peut-être fait un peu de zèle en offrant l'assurance vie à son mari.