Cinéma - Les crimes de Paul Bernardo à l'origine de la loi sur la censure d'État

Ottawa — Le violeur en série Paul Bernardo est à l'origine de la loi que s'apprête à adopter Ottawa sur la censure d'État au cinéma. L'initative décriée de partout est d'abord née sous un gouvernement libéral qui voulait empêcher que des oeuvres extrêmement choquantes ne reçoivent des deniers publics.

Mais elle risque de faire long feu, les libéraux ayant décidé d'amender le projet de loi conservateur au Sénat, où ils disposent d'une majorité. Le Bloc québécois, qui reconnaît avoir commis une «erreur» en votant pour le projet de loi à la Chambre des communes en octobre, oblige pour sa part la tenue d'un débat aujourd'hui sur ce sujet.

«Cette partie-là reflétait une peur que le film sur Paul Bernardo ne reçoive des crédits d'impôt», explique en entrevue au Devoir l'ex-ministre libérale Sheila Copps. «Rappelez-vous, il était supposé y avoir un film sur les crimes de M. Bernardo. Ça avait créé toute une controverse. Le film ne serait pas diffusé, mais quelqu'un avait dit "Oui, mais il peut encore obtenir des crédits d'impôt." Et on se disait que c'était un peu bizarre.»

Sheila Copps présidait aux destinées du ministère du Patrimoine en novembre 2003 à l'époque où cette idée de ne pas accorder de crédits d'impôt aux productions jugées «contraires à l'ordre public» a vu officiellement le jour à Ottawa. L'idée d'octroyer un tel pouvoir discrétionnaire aux fonctionnaires circulait même depuis 2000. Le critère retenu alors était celui du «propos choquant».

Un groupe de pression s'était plaint à Mme Copps parce que Lion's Gate envisageait de tourner à Toronto — et donc être admissible à de généreux crédits canadiens — l'adaptation cinématographique du livre d'Easton Ellis, American Psycho. Ce livre, d'une très grande violence, était réputé être le préféré du violeur en série et meurtrier ontarien Paul Bernardo, complice dans le crime de Karla Homolka.

Le sujet est revenu sur la table de manière épisodique au cours des années suivantes jusqu'à ce que le livre racontant les atrocités commises par le couple Bernardo-Homolka soit porté à l'écran. Rares sont les gens qui voulaient s'associer à ce film, comme le rappelle Mme Copps, et le député conservateur Dave MacKenzie (alors dans l'opposition) avait même déposé à la Chambre des communes une pétition de l'Église luthérienne St. Matthew demandant l'interdiction de produire, de promouvoir et de distribuer ce film.

En janvier 2000 comme aujourd'hui, tous les intervenants du milieu culturel et intellectuel étaient montés aux barricades, criant aux risques de censure d'État. Quand la proposition gouvernementale a été dévoilée officiellement le 14 novembre 2003, elle est étrangement passée inaperçue. Mais elle n'a jamais abouti à un projet de loi non plus, contrairement à ce que prétendent certains conservateurs. Selon Mme Copps, elle devait servir à alimenter «une discussion» publique. Ce sont les conservateurs qui, les premiers, ont transposé ce document en projet de loi.

Verner, la mère de famille

Hier, la ministre conservatrice du Patrimoine, Josée Verner, est montée au front pour défendre le projet de loi. «Il est certain qu'on a besoin d'un instrument comme cela», a-t-elle déclaré aux journalistes. Ses fonctionnaires ont rencontré dans la journée les intervenants du milieu pour expliquer le projet de loi, mais elle n'était pas en mesure de dire s'ils étaient partis rassurés.

Il ne s'agit pas de censure, a-t-elle répété, mais plutôt de s'assurer que la «propagande haineuse», la «pornographie juvénile» et la «violence excessive à répétition» ne soient pas financées par l'État. «Moi, comme contribuable canadienne et comme mère de famille j'espère que, dans ma vie, l'argent de mes impôts ne va pas servir à financer des films de pornographie juvénile. C'est un non-sens!»

Le hic, c'est que la pornographie juvénile est déjà illégale au Canada. Les conservateurs la combattent d'ailleurs sous toutes ses formes depuis belle lurette. En outre, les directives du ministère du Patrimoine relatives à ce crédit d'impôt disqualifient déjà les oeuvres pornographiques.

Mme Verner a même prétendu que la loi proposée à Ottawa «correspond à ce qui se fait entre autres à la SODEC», au Québec. Vérification faite auprès de la SODEC, c'est faux. «Lorsque le projet de film est jugé admissible [à des subventions], le projet continue comme cela. Il n'y a pas de second processus d'évaluation pour les crédits d'impôts», a expliqué la porte-parole de l'organisme subventionnaire, Élizabeth Boileau.

Par contre, il est intéressant de noter que le critère de «l'ordre public» existe déjà dans les directives du ministère fédéral dans leur version de février 2004. Ottawa tente simplement de traduire ce critère en texte de loi. «Les gouvernements se sont fait dire qu'un règlement n'était pas aussi fort de que faire partie de la loi», a expliqué Mme Verner, qui conclut: «Je crois que l'industrie s'inquiète effectivement pour rien.»

Le Sénat riposte

Le sénateur libéral Serge Joyal a indiqué hier que ses collègues utiliseraient leur majorité au Sénat pour modifier le projet de loi C-10 de manière à retirer cette référence à «l'ordre public». «On ne voit pas le bien-fondé d'une disposition comme celle-là» qui, à son avis, «fait double emploi». Le NPD de Jack Layton pense aussi que cet article du projet de loi doit être retiré. Idem pour le Bloc québécois.

Martin Gero, le réalisateur du film Young People Fucking (souvent cité comme une victime éventuelle des nouvelles règles), craint que ces nouvelles règles ne compromettent toute l'industrie canadienne du film. Tout producteur, explique-t-il, doit au préalable effectuer un complexe montage financier avec lequel il se présente à la banque pour obtenir un prêt. Il le rembourse plus tard, lorsque les subventions et crédits d'impôt rentrent. «Si les crédits d'impôts commencent à être refusés de manière arbitraire une fois le film terminé, il ne se trouvera plus une seule banque pour nous prêter de l'argent», dit-il.

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