Un fort désir de changement en Alberta

«On veut du changement!» Voilà un cri à la mode, et pas seulement aux États-Unis. Dans la plus riche province du pays, c'est ce que réclament les Albertains qui s'apprêtent à aller aux urnes aujourd'hui. Les effets pervers d'une croissance économique trop rapide et la détérioration de l'environnement alimentent la grogne. Il semble cependant que cela ne suffira pas à mettre fin au long règne conservateur, mais simplement à l'ébranler.

Après 37 ans au pouvoir, le Parti conservateur albertain a commencé la campagne électorale en se présentant comme porteur de changement. Les commentateurs ont sourcillé, les caricaturistes se sont amusés, mais l'équipe d'Ed Stelmach n'en a pas démordu. Les autres partis non plus. Le thème est donc resté, mais il faudra repasser pour un changement fondamental.

Jeudi dernier, un sondage réalisé pour les journaux Edmonton Journal et Calgary Herald montrait que les deux tiers des Albertains souhaitaient voir leur gouvernement limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES) provenant de l'exploitation des sables bitumineux, et ce, même si cela devait se traduire par un report ou l'annulation de certains projets. L'enquête, réalisée par Léger Marketing auprès de 900 personnes, révélait aussi que 57 % des citoyens trouvaient leur gouvernement trop timide dans ce dossier.

Le chef conservateur Ed Stelmach ne prévoit pas de réductions des GES pour encore 12 ans et envisage de prendre quatre décennies pour les réduire de 14 % par rapport au niveau de 2005. Selon lui, fixer des cibles strictes de réduction, comme le proposent les autres partis, pourrait coûter des milliers d'emplois aux Albertains.

Malgré cela, 40 % d'entre eux s'apprêtent à donner leur appui aux conservateurs. Ce serait leur 11e mandat d'affilée, eux qui gouvernent sans interruption depuis 1971. (Le taux d'indécis et de discrets est toutefois élevé (27 %) et environ le quart des électeurs sont encore susceptibles de changer d'idée.)

Chose certaine, il y a de l'insatisfaction dans l'air, dit Trevor Harrison, professeur de sociologie à l'université Lethbridge. Le développement des sables bitumineux est un enjeu omniprésent de cette campagne, de façon explicite ou implicite. Que l'on parle de la santé financière future de la province, d'infrastructures ou de services publics insuffisants, de crise du logement, de pénurie de main-d'oeuvre ou d'inflation galopante, tout revient à ce développement débridé des sables bitumineux. «Mais le débat reste éclaté. Je pensais que ce scrutin serait une élection charnière, mais ce n'est pas le cas. Je ne me l'explique pas», déplore avec frustration Roger Gibbins, p.-d.g. de la Canada West Foundation.

L'impact environnemental s'ajoute au lot d'enjeux, mais, lorsqu'il est question d'environnement, en Alberta, on ne songe pas avant tout aux sables bitumineux, mais à l'impact de l'exploitation pétrolière et gazière sur le sol et l'eau de la province, explique M. Gibbins. Le milieu agricole est aux abois, car on ne cesse de répertorier des puits contaminés, des terres qui ne sont pas restaurées comme promis et ainsi de suite.

Politologue de l'Université de Calgary, David Taras soutient que le désir de changement est réel, mais que l'électorat conservateur mécontent n'est pas prêt psychologiquement à se tourner vers les libéraux. Selon M. Taras, ces électeurs conservateurs risquent davantage de rester chez eux. «Après 37 ans de règne conservateur, ils veulent du changement, ils sentent que ce serait sain, mais que les autres partis sont prêts à prendre la relève.»

Lors du scrutin de 2004, 200 000 électeurs de moins se sont présentés aux urnes, et le taux de participation (45 %) en avait souffert, ce qui avait profité aux libéraux et aux néo-démocrates. Le même scénario pourrait se répéter cette fois-ci, et de façon beaucoup plus marquée, croit le professeur Taras. Si tel était le cas, plusieurs courses, surtout dans les régions urbaines, pourraient être très serrées et rendre l'issue du scrutin un peu moins prévisible. Au point de menacer les conservateurs? David Taras ne le croit pas. Trevor Harrison et Roger Gibbins non plus.

Les trois s'attendent à ce qu'Ed Stelmach finisse la journée à la tête d'un gouvernement majoritaire. Par contre, si sa majorité devait être très réduite, la vie de ce chef pourrait s'avérer difficile, prédit M. Taras. Pour obtenir une majorité, un parti doit obtenir 42 des 83 sièges. Les conservateurs en détenaient 60 à la dissolution comparativement à 16 pour les libéraux et quatre pour les néo-démocrates.

La grande inconnue demeure le choix des nouveaux Albertains, ces 280 000 Canadiens venus des autres provinces depuis 2005 pour travailler et profiter de la richesse locale. Selon David Taras, les enquêtes montreraient qu'ils tendent à imiter le comportement de la population locale.

Trevor Harrison et Roger Gibbins en sont moins sûrs cette fois, car les personnes arrivées récemment ont subi de plein fouet les contrecoups du boom économique: flambée des prix, difficulté à se loger, incapacité à trouver un médecin de famille ou des services de garde abordables, des écoles surpeuplées...

Le coeur du problème reste et restera le rythme du développement des sables bitumineux, et Ed Stelmach, qui ne veut pas réduire la cadence, pourrait être forcé de revoir son approche. D'autant que les problèmes risquent de s'accentuer. Statistique Canada révélait la semaine dernière que les investissements dans les sables bitumineux atteindraient presque 20 milliards en 2008, soit plus que tous les investissements dans le secteur manufacturier canadien.

La pression pour ralentir le pas vient même maintenant de certaines entreprises. Il y a une semaine, de grandes compagnies pétrolières ont joint leur voix à celles de groupes environnementaux et autochtones pour demander un moratoire sur les nouveaux projets dans le secteur des sables bitumineux. Dan Woynillowicz, un des directeurs de l'Institut Pembina, un groupe environnemental albertain, pense que ce coup d'éclat des entreprises a fait réfléchir beaucoup de gens et pourrait avoir un effet lors du vote.

David Taras en doute. Comme d'autres, il pense que les conservateurs vont sauver les meubles cette fois-ci, mais qu'ils auront intérêt par la suite à mieux lire le pouls de la population s'ils veulent durer, car tous ces enjeux vont revenir les hanter une fois l'élection passée.

Collaboratrice du Devoir

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