L'affaire Cadman menace Harper

Ottawa — Après la veuve du député indépendant Chuck Cadman, c'est maintenant au tour de sa fille et de son gendre d'affirmer que le Parti conservateur a offert une assurance vie d'un million de dollars à M. Cadman pour qu'il contribue à renverser le gouvernement libéral de Paul Martin en mai 2005, quelques semaines avant qu'il ne meure d'un cancer.

L'auteur et journaliste qui a déterré l'histoire, Tom Zytaruk, a d'ailleurs fait circuler un enregistrement où l'on entend Stephen Harper confirmer que des représentants de son parti ont fait une offre financière à M. Cadman quelques jours avant le vote crucial du 19 mai 2005. La voix de Chuck Cadman devait décider de la vie ou de la mort du gouvernement minoritaire de Paul Martin.

Ce geste potentiellement illégal pour convaincre un député a fait dire à certains libéraux hier que le vent est peut-être en train de tourner. Si ces controverses prennent de l'ampleur dans les prochains jours, le gouvernement Harper devrait être soumis à un vote de confiance, a soutenu le député libéral Garth Turner.

Jodi Cadman, la fille de Chuck Cadman, a soutenu à la chaîne CBC que les révélations contenues dans le livre Like a Rock: The Chuck Cadman Story, qui doit paraître à la mi-mars, sont authentiques. Dans cette biographie, la veuve de M. Cadman, Dona, affirme que son mari gravement malade s'est vu offrir une police d'assurance vie d'un million de dollars par deux représentants du Parti conservateur. Cette somme aurait été offerte en guise de compensation pour des élections que M. Cadman n'auraient pas pu mener, étant donné son état de santé.

Dona Cadman a répété cette version des faits cette semaine. La veuve du député a toujours la faveur du Parti conservateur, puisqu'elle sera candidate pour le PC aux prochaines élections dans Surrey Nord, en Colombie-Britannique.

Jodi Cadman soutient que son père ne pouvait pas parler publiquement de cette offre à l'époque. Il a par contre réuni sa famille en privé. «Il a seulement dit: "Je dois vous dire quelque chose." Il nous a dit qu'on lui avait offert une assurance vie qui permettrait à ma mère et à moi de nous occuper de nous. Quand il a dit ça, j'ai fondu en larmes. Ça me fendait le coeur de le voir dans une position où il devait penser à notre situation financière alors que lui n'obtenait rien», a-t-elle dit hier.

Dans le livre, Dona Cadman affirme que son mari a refusé l'offre, la jugeant insultante. Chuck Cadman a effectivement voté du côté des libéraux deux jours plus tard, ce qui a évité la chute du gouvernement.

Le gendre de M. Cadman, Holland Miller, a lui aussi affirmé hier sur les ondes d'une radio de Vancouver, CKNW AM980, que Chuck Cadman lui avait raconté cette histoire à son retour d'Ottawa, quelques jours après le vote décisif. «Il m'a dit exactement ça, qu'il avait reçu l'offre d'une assurance vie d'un million de dollars.» Mais M. Miller doute que la lumière puisse être faite sur cette histoire étant donné que Chuck Cadman est décédé.

Le député conservateur James Moore, qui était désigné hier pour répondre aux questions, a soutenu que la veuve et la fille de Chuck Cadman n'étaient pas présentes à la rencontre entre le député et les représentants du Parti conservateur, en mai 2005. Il n'a toutefois pas accusé ces dernières de mentir.

Dans un court communiqué de presse rendu public jeudi, l'organisateur en chef du Parti conservateur, Doug Finley, et un ancien conseiller de Harper, Tom Flanagan, affirment que ce sont eux qui ont rencontré Chuck Cadman à l'époque. Toutefois, aucune offre ne lui a été faite, sauf celle d'intégrer le caucus conservateur, disent-ils. Le premier ministre Harper lui-même a qualifié cette histoire de «totalement fausse» jeudi aux Communes.

Un enregistrement percutant

Mais l'auteur et journaliste Tom Zytaruk, qui a suivi de près la carrière de Chuck Cadman avant d'entreprendre l'écriture de son livre, a conservé l'enregistrement d'une entrevue qu'il a faite en 2005 avec Stephen Harper. Ce dernier, alors chef de l'opposition officielle à Ottawa, se rendait à la résidence de Dona Cadman quelques semaines après le décès de son mari lorsque le journaliste l'a intercepté.

M. Zytaruk raconte cette entrevue dans le livre, mais l'enregistrement — qui est notamment disponible sur le site Web de la CBC — est encore plus percutant. On entend Stephen Harper demander si cette entrevue est pour publication. L'auteur répond que c'est pour son livre et non pas pour les journaux. Le premier ministre consent alors à lui parler.

«Savez-vous quelque chose à propos d'une assurance vie d'un million de dollars?», demande Tom Zytaruk. «Je ne connais pas les détails, mais je sais qu'il y a eu une discussion», répond Stephen Harper. «C'était seulement pour compenser des pertes financières advenant des élections», ajoute le premier ministre dans l'enregistrement.

Stephen Harper avoue que les deux personnes qui ont rencontré M. Cadman représentaient «légitimement» le Parti conservateur. Il affirme qu'il a prévenu ses employés qu'il y avait très peu de chances que M. Cadman accepte l'offre, puisque son idée de voter avec les libéraux était déjà arrêtée. «Je leur ai dit qu'ils perdaient leur temps», poursuit Stephen Harper.

Le député conservateur James Moore a demandé hier que cet enregistrement soit remis au Parti conservateur, question d'être certain qu'il n'a pas été modifié par l'auteur. «Nous voulons être certains que les Canadiens ont accès à la version intégrale et authentique de la conversation», a dit James Moore. Il n'a toutefois pas soutenu que l'enregistrement était faux.

Depuis deux jours, le gouvernement est sur la défensive aux Communes, bombardé de questions par les partis d'opposition. Cette affaire, même si elle remonte à plus de deux ans, revêt une grande importance, puisque le Code criminel stipule qu'une personne peut écoper de 14 ans de prison si elle donne à un député «de l'argent ou une contrepartie valable» pour la récompenser d'une chose «qu'elle fera ou s'abstiendra de faire en sa qualité officielle». La loi du Parlement du Canada prévoit également une peine d'un an de prison et une amende de 500 à 2000 $ pour un crime similaire.

Le Parti libéral a demandé à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) d'ouvrir une enquête. Le corps de police doit d'abord effectuer une révision des faits avant de décider d'ouvrir ou non une investigation. Les trois partis d'opposition ont aussi demandé au Comité de l'éthique de la Chambre des communes de se pencher sur cette affaire. Le comité décidera mardi s'il y a lieu de convoquer des témoins. Toutefois, si la GRC ouvre une enquête, le comité s'abstiendra de lancer sa propre investigation parallèle.

Le vent tourne?

Mais pour le député libéral ontarien Garth Turner, qui a déjà été un élu conservateur, cette affaire pourrait être le tournant politique que le parti de Stéphane Dion attend. «Si la GRC décide qu'il y a assez de preuves pour ouvrir une enquête, je ne peux pas voir comment le premier ministre pourrait rester dans ses fonctions», a-t-il dit hier à sa sortie de la période de questions.

Selon le député libéral, certains de ses collègues qui ne voulaient pas déclencher d'élections à court terme pourraient changer d'idée assez rapidement. «Si les conservateurs ont fait une offre à M. Cadman, ce n'est pas seulement immoral, c'est aussi illégal. Donc, si ça se confirme, comment le gouvernement peut-il rester en place? Si l'histoire n'est pas démentie avec force d'ici 48 heures, je pense que plusieurs de mes collègues vont avoir davantage le goût de mettre fin à ce Parlement. Je ne sais pas si ça veut dire qu'il va y avoir des élections, mais il y a certainement un "momentum" contre le gouvernement qui se met en place», a dit Garth Turner.

Son collègue libéral Mark Hollande se dit «très inquiet» de ce qu'il entend. «C'est une grosse histoire avec des allégations explosives. Entendre le premier ministre sur un enregistrement dire qu'il y a eu des considérations financières, c'est incroyable.» Le député libéral Keith Martin affirme quant à lui que son parti «a le vent dans les voiles avec cette histoire» et qu'il faut bien observer «la suite des événements».

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