La dure semaine de Stéphane Dion

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Ottawa — Le premier ministre britannique Harold Macmillan (1957-1963), à qui on demandait quel était le plus grand défi auquel était confronté un homme d'État, avait le mieux résumé la chose: «Les événements, mon cher ami, les événements!» Un demi-siècle plus tard, les libéraux fédéraux de Stéphane Dion ont décidé de faire confiance aux événements en choisissant de ne pas renverser — pour l'instant — le gouvernement minoritaire de Stephen Harper. Leur pari? Les événements imprévus se chargeront de ternir les conservateurs.

En laissant passer le troisième budget conservateur déposé mardi, Stéphane Dion a-t-il signé son arrêt de mort politique? Demandez aux analystes politiques et les «oui» retentiront. Mais interrogez les députés, sénateurs et organisateurs libéraux et le son de cloche sera bien différent.

Il existe deux écoles de pensée sur le sujet. Il y a les faucons, ceux qui, comme Michael Ignatieff et plusieurs députés québécois, voulaient aller aux urnes dès maintenant, pensant que le Parti libéral ne pouvait pas s'effondrer une fois de plus, après avoir tant fait monter les enchères, sans porter atteinte à sa marque de commerce. Il y avait les autres, Bob Rae et plusieurs élus de l'Ontario et de Colombie-Britannique comme Ujjal Dosanjh (lui aussi ancien néo-démocrate), qui pensaient que le parti n'était pas assez prêt pour mener la bataille électorale.

Ces derniers ont gagné sur deux fronts. Non seulement il n'y aura pas d'élections dans l'immédiat, mais ils ont aussi réussi à convaincre leurs collègues de l'autre clan qu'il ne faut pas y voir une catastrophe. Et les événements, toujours eux, leur ont donné raison. L'affaire Cadman est tombée du ciel.

Une assurance... pour les libéraux !

Chuck Cadman est cet ex-député indépendant, anciennement conservateur, qui se serait fait offrir par deux représentants du Parti conservateur une assurance vie d'un million de dollars alors qu'il était à l'article de la mort. L'argent devait le convaincre de voter contre le gouvernement libéral minoritaire de Paul Martin en mai 2005 et ainsi déclencher des élections pendant lesquelles Stephen Harper tenterait de prendre le pouvoir. M. Cadman a finalement voté avec les libéraux et il n'y a pas eu d'élections. Il est mort deux mois plus tard. Les libéraux se délectent de cette affaire en multipliant les questions à la Chambre des communes depuis deux jours.

«Je voulais aller en élections, concède au Devoir un député libéral du Québec qui réclame l'anonymat. Mais je réalise aussi que leur stratégie [à ceux qui ne voulaient pas y aller] n'est pas absurde. On laisse Stephen Harper s'user.»

Plusieurs libéraux interrogés par Le Devoir trouvent en effet suspect l'empressement électoral du premier ministre, qui a multiplié les votes de confiance au cours des dernières semaines. Ils croient que Stephen Harper n'avait pas prévu rester aussi longtemps en poste et n'a plus rien pour alimenter la machine parlementaire. Il a, à leur avis, brûlé toutes ses munitions.

«M. Harper s'est "peinturé dans le coin" en accordant toutes ses baisses d'impôt et de taxes l'automne dernier», dit un sénateur ontarien qui privilégie le renversement du gouvernement après le congé estival seulement. «Là, son projet de loi sur la justice a été adopté à cause de l'ultimatum qu'il nous avait lancé. Il ne pourra plus faire de politique là-dessus non plus.»

À l'usure

Un autre stratège, qui ne voulait pas renverser le gouvernement maintenant, rappelle que le Parti libéral remportera plusieurs (sinon toutes) des quatre élections partielles du 17 mars prochain et qu'Élections Canada devra bien, un jour ou l'autre, conclure son enquête interne sur le Parti conservateur au sujet d'un système bien huilé de dépenses électorales peut-être illégales. «Je le vois comme un jeu d'échec. Stephen Harper a peut-être mangé deux de nos pions, mais il s'est un peu trop avancé et nous sommes en bonne position pour prendre son roi.»

Un autre député québécois qui aurait voulu défaire le gouvernement sur le budget se range à tous ces arguments. Il ne peut s'empêcher de constater que l'affaire Cadman fait mal au gouvernement. Tout comme celle sur la «censure», c'est-à-dire ce droit que s'apprête à s'octroyer en catimini le gouvernement de retirer leur financement à des oeuvres jugées «contraires à l'ordre public». «Pouvez-vous imaginer ce gouvernement devenu majoritaire?», lance ce député qui savoure déjà les moments difficiles que passera le gouvernement placé sur la défensive.

Selon ce député, le temps n'est pas aux états d'âme. Oui, il y avait divergence d'opinions au sein du caucus à propos de la position à prendre sur le budget, mais cette page est tournée et il faut accepter la décision du chef, dit-il.

Cette attitude semble généralisée au sein du caucus québécois. Un troisième député, qui comme les deux autres aurait préféré aller aux urnes immédiatement, ne se fait pas de bile pour autant. Il accepte le verdict. Il concède que les troupes n'étaient pas prêtes dans la province, mais souligne que la campagne ne pouvait «pas être pire» que la précédente.

L'Ontario inquiète

Les réticences sont venues surtout de l'Ontario, riche en sièges, et de la Colombie-Britannique, où le PLC, le PC et le NPD se livrent des luttes à trois si chaudes qu'ils sont tous trois autorisés à rêver à de grandes victoires.

L'affaire Cadman (ce dernier était originaire de Colombie-Britannique) fait grand bruit à l'autre bout du pays et réjouit les organisateurs libéraux là-bas. Il reste quelques faucons dans le caucus de l'Ontario, comme Michael Ignatieff ou l'économiste John McCallum, qui trouvent risqué de miser sur une possible, mais non certaine, détérioration de l'économie.

Dans les provinces atlantiques, les députés désirent ardemment aller aux urnes, propulsés qu'ils sont encore par la colère des citoyens envers les changements apportés à la formule de péréquation. Le premier ministre — pourtant conservateur — de Terre-Neuve, Danny Williams, fait même campagne pour les libéraux dans sa province! Les conservateurs pourraient bien y perdre leurs trois sièges (sur sept). «On a deux nouveaux gouvernements libéraux très populaires à l'Île-du-Prince-Édouard et au Nouveau-Brunswick. Les gens sont très enthousiastes, ajoute un député de la région. Dans les Maritimes, il n'y a pas de séparation entre le parti provincial et le parti national.»

Pour toutes ces raisons, plusieurs libéraux pensent qu'ils pourront encore déclencher des élections dès ce printemps. Le Bloc québécois et le NPD se sont tellement moqués de la mollesse budgétaire de M. Dion cette semaine qu'ils seront bien obligés d'appuyer une éventuelle motion de non-confiance présentée par les libéraux!

Marois dans l'équation

Une autre source libérale qui croit que M. Dion aurait dû aller aux urnes ce printemps concède qu'il y a un avantage à attendre encore un peu: la tenue possible d'élections provinciales au Québec avant celles au fédéral. «Si Pauline Marois devait revenir comme première ministre ou même chef de l'opposition officielle à l'Assemblée nationale, cela pourrait raviver les craintes séparatistes dans le reste du pays», explique cette personne. «Stéphane Dion, avec son passé aux Affaires intergouvernementales, serait alors perçu comme une bonne police d'assurance.»

Les libéraux ne voient pas l'avenir en rose non plus. Plusieurs s'inquiètent du fait que les lieutenants provinciaux de Stéphane Dion aient ignoré son ordre de se préparer à de possibles élections. La déclaration du week-end dernier du sénateur David Smith, organisateur et grand argentier du parti, à l'effet que le Parti libéral n'était pas prêt, a été très mal reçue à l'interne.

Au Québec, les voix s'élèvent contre la sénatrice Céline Hervieux-Payette, la lieutenant de

M. Dion, qui n'a pas su animer la machine. «Elle est cassante, cette dame, explique un député. Quand tu fais affaire avec des bénévoles à qui tu n'as rien à offrir, au moins, souris et sois gentille!»

Stéphane Dion a surtout un échéancier à court terme qui pourrait le mettre à rude épreuve: un congrès. L'aile québécoise du PLC tiendra en mai ou en juin un congrès politique. Viendra ensuite, à l'automne, le congrès national du parti.

«Il a des échéances politiques alors que la selle de son cheval n'est pas encore attachée», dit un militant notoire qui désire lui aussi rester dans l'ombre. «Il n'y aura pas de vote de confiance, mais on ne peut pas empêcher une résolution d'urgence d'une circonscription demandant qu'il cède la place. Ça pourrait venir d'Outremont, de Ville-Marie ou de n'importe quel comté de l'est du Québec qui ne l'aime pas.»

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