Les réservistes prennent du galon

Photo: Pascal Ratthé

Coincée par une force régulière limitée, l'armée canadienne doit plus que jamais se tourner vers les réservistes pour sa mission en Afghanistan. Dès mars prochain, 20 % des soldats à Kandahar seront des militaires à temps partiel, un record. De manière générale, l'armée souhaite confier plus de responsabilités aux réservistes, ici et à l'étranger.

Ottawa — La page d'accueil du site Internet des Forces canadiennes destinée au recrutement des réservistes affiche un ton léger: «Emploi à temps partiel, préemploi à temps plein ou superbe façon de passer une fin de semaine!», peut-on lire. Si c'est vrai pour la majorité des hommes et des femmes qui décident de s'enrôler à temps partiel dans l'armée, c'est une tout autre histoire pour ceux qui ont pris le chemin de Kandahar.

Là-bas, plusieurs des 300 réservistes actuellement déployés mènent des missions tout aussi dangereuses que les soldats réguliers. Ils escortent des convois et livrent bataille aux talibans. Depuis 2001, huit réservistes canadiens ont perdu la vie en Afghanistan (sur 77 décès). Parfois, ils doivent se sentir bien loin de leur vie rangée d'étudiant, de commis de dépanneur, de banquier, de col bleu, de fonctionnaire ou d'avocat...

Sur les 2500 soldats qui prendront progressivement la relève en Afghanistan à partir de février et mars prochains, plus de 500 seront des réservistes, soit 20 % des effectifs, comme le révélait Le Devoir mardi. À titre de comparaison, les militaires québécois actuellement déployés dans l'ancien fief des talibans comptent dans leurs rangs 300 réservistes (12 %). Les contingents précédents, depuis février 2006, n'ont jamais mis à l'oeuvre plus de 14 % de réservistes.

«La mission afghane n'est pas la seule tâche de l'armée, que ce soit ici ou à l'étranger, dit le lieutenant-colonel Ian Creighton, du département des opérations courantes des Forces canadiennes. La pression est forte sur la force régulière», ce qui pousse l'armée vers d'autres ressources disponibles. La grande proportion de réservistes dans le prochain contingent issu de l'ouest du pays pourrait d'ailleurs ne pas être une exception. «Je ne serais pas surpris de voir autant de réservistes pour la rotation 6, qui partira en août 2008», dit Ian Creighton.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais les réservistes n'ont été forcés de participer à une mission. Le gouvernement n'a d'ailleurs aucun besoin de publier un décret puisque le nombre de réservistes volontaires pour partir en Afghanistan est élevé, soutient le lieutenant-colonel Ian Creighton. Un peu plus de 34 000 personnes sont réservistes au Canada. De ce nombre, la force terrestre compte à elle seule 25 000 soldats à temps partiel.

L'armée se transforme

Le rôle important joué par les réservistes en Afghanistan n'est qu'un début, puisque les Forces canadiennes appliquent maintenant une nouvelle vision appelée «Une seule armée» («One army»). Peu importe que le soldat provienne de la réserve ou de la force régulière, s'il est le meilleur pour remplir un rôle précis, il sera choisi. L'armée considère maintenant qu'elle a un potentiel de 98 000 soldats, et non pas seulement de 64 000 (force régulière).

«Il n'y a aucun doute que nous avons besoin de plus de soldats dans la force régulière, je ne peux pas le nier, affirme le lieutenant-colonel Ian Creighton. Mais est-ce la seule raison pour laquelle nous allons déployer autant de réservistes à l'étranger? Non. C'est aussi parce que nous voulons avoir la meilleure équipe sur place, peu importe d'où provient le soldat.»

Dans un document du ministère de la Défense qui explique la vision «Une seule armée», on peut lire que «la réserve est mieux placée pour cibler le bassin d'expertise civil [techniques géomatiques, affaires publiques, génie, etc.]. La majeure partie des membres de la force régulière sont soldats pour toute la durée de leur vie professionnelle, tandis que les réservistes proviennent de toute une gamme d'antécédents professionnels. Ils apportent des compétences uniques.»

Certaines tâches à Kandahar sont d'ailleurs entièrement assurées par des réservistes. C'est le cas des soldats qui forment l'unité de Coopération civilomilitaire. Ces derniers font le lien entre l'armée et les Afghans pour mener à bien des projets de reconstruction. L'unité des opérations psychologiques renferme elle aussi exclusivement des réservistes. Cette unité discrète a été mise en place par l'OTAN pour faire de la «propagande honnête» auprès des Afghans. Au Canada, les réservistes seront bientôt les seuls à faire partie de l'unité d'urgence en cas d'attaque chimique, biologique, radiologique ou nucléaire.

«Sans les réservistes, il serait extrêmement difficile de poursuivre la mission en Afghanistan, dit le lieutenant-colonel Ian Creighton. Ils sont très importants, particulièrement pour une longue mission.»

Mais Ian Creighton est bien conscient que ce travail à temps partiel n'est pas évident pour tous. «Je suis père de trois adolescents et ils ne veulent absolument pas se joindre à l'armée. Ce métier n'est pas fait pour tout le monde. Mais pour ceux qui veulent des défis et de l'aventure, on peut difficilement trouver mieux que la réserve», dit-il.

La piqûre

Jean Fournier, un homme d'affaires à la retraite de Trois-Rivières, revient tout juste d'un voyage de trois jours au Mississippi, au camp américain Shelby, où il accompagnait des dizaines de jeunes réservistes québécois qui s'entraînaient dans un village afghan de carton. Les jeunes, en majorité des étudiants au cégep et à l'université qui peuvent prendre congé à cette période de l'année, «ont la piqûre de servir», dit-il. «Et pas juste en Afghanistan. Ils veulent aider, ici ou à l'étranger», ajoute Jean Fournier, qui est président de la section québécoise du Conseil de liaisons des Forces canadiennes, un organisme qui vise à sensibiliser les employeurs à la nature du travail de soldat à temps partiel.

Les réservistes doivent être au service de l'armée entre 30 et 45 jours par année pour suivre des formations ou s'entraîner. C'est un travail bénévole, sauf lorsqu'ils sont au service de l'armée. Les réservistes qui se portent volontaires pour être déployés en Afghanistan doivent donc prendre un congé sans solde de leur emploi habituel durant toute leur mission à l'étranger (six à neuf mois), mais aussi pour s'entraîner avec les autres militaires avant le départ.

Le Conseil de liaisons des Forces canadiennes, formé de bénévoles comme Jean Fournier, a d'ailleurs été créé pour faciliter la vie des réservistes. «Il y a beaucoup d'ignorance sur ce que fait un réserviste, dit-il. Dans le passé, beaucoup d'employeurs pensaient que c'était juste pour s'amuser et refusaient les congés sans solde.»

Trop sollicité ?

N'y a-t-il pas un risque à trop compter sur les réservistes, eux qui doivent obtenir un congé sans solde de leur employeur pour toutes les formations, mais aussi pour un déploiement à l'étranger? Et si la mission afghane se prolonge, quelle entreprise voudra de nouveau accorder un an de congé à son employé-soldat à temps partiel?

L'armée est bien consciente de cette situation et a décidé de renforcer les équipes bénévoles du Conseil de liaisons des Forces canadiennes. Jean Fournier aura donc de nouveaux collègues pour l'aider à sensibiliser les entreprises. «Avant, le réserviste demandait deux semaines de congé pour suivre une formation dans l'armée. Maintenant, il demande un an pour aller en Afghanistan! Je ne serais pas étonné de devoir travailler plus fort dans quelques semaines, quand les réservistes du Québec vont revenir de la guerre. Peut-être que des employeurs ne voudront pas les reprendre», dit-il.

Y aura-t-il une pénurie de réservistes pour les prochaines rotations en Afghanistan? Non, répond le lieutenant-colonel Ian Creighton. «La réserve a de nouvelles recrues tous les jours», dit-il en faisant référence à la hausse des inscriptions de 5 % en 2006-07. «Même dans trois ans, si la mission est prolongée, certains militaires réservistes en seront à leur premier déploiement en Afghanistan.»

N'empêche, la possibilité d'hypothéquer la force de réserve existe bel et bien, avance Alain Pellerin, colonel à la retraite et directeur exécutif de la Conférence des associations de la défense. «Le gouvernement fédéral en est d'ailleurs conscient, puisqu'il va déposer un projet de loi pour mieux protéger l'emploi des réservistes lorsqu'ils partent en mission.»

En effet, le ministre du Travail, Jean-Pierre Blackburn, a annoncé son intention de déposer une loi dès la reprise des travaux parlementaires, le 28 janvier. Cette loi, si elle est adoptée, obligera les entreprises sous juridiction fédérale (banque, télécommunication, etc.) et la fonction publique fédérale à accorder un congé sans solde aux réservistes. Elle touchera près de 2000 soldats à temps partiel. Les étudiants-réservistes seront eux aussi mieux protégés, puisque les intérêts sur les prêts ne s'accumuleront pas pendant leur mission. Cela touche 12 000 jeunes réservistes (33 % de tous les soldats à temps partiel!).

Le Québec n'a pas de loi similaire, mais plusieurs provinces en possèdent une. Jean Fournier estime toutefois qu'une telle loi peut avoir des effets pervers et attend donc de bien étudier le dossier avant d'aller demander la même loi à Québec. «J'ai entendu dire que, dans certaines provinces ou dans d'autres pays, des entreprises refusent carrément d'engager des réservistes pour ne pas être obligées de leur donner des congés. Pour l'instant, je pense que la sensibilisation est la meilleure approche.»

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