Isotopes nucléaires - Lunn peine à justifier le congédiement de Linda Keen
Ottawa — L'opposition a servi hier une salve de critiques au ministre fédéral des Ressources naturelles, Gary Lunn, pour avoir congédié «en pleine nuit» la grande patronne de la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), Linda Keen. Le ministre a justifié sa décision mais a été incapable de citer un exemple précis de ce qu'il lui reprochait. Il s'est par ailleurs défendu d'avoir fait preuve d'ingérence politique en conseillant à l'ex-présidente d'accélérer la remise en marche du réacteur nucléaire de Chalk River.
Le ministre Lunn comparaissait hier lors d'une séance extraordinaire du comité parlementaire des Ressources naturelles, qui tente de faire la lumière sur l'arrêt du réacteur ontarien avant Noël, arrêt qui avait entraîné une pénurie d'isotopes radioactifs utilisés en médecine. Il a surtout été interrogé sur les raisons du congédiement de la présidente de la CCSN, Mme Keen, survenu à 23h la veille. D'ailleurs, pour cette raison, Mme Keen ne s'est pas présentée en comité pour livrer sa version des faits.«Notre gouvernement estime qu'elle ne s'est pas acquittée de ses responsabilités», a répété le ministre Lunn à plusieurs reprises. «Un régulateur n'est pas obligé d'être passif», a-t-il expliqué. Le ministre reproche à Mme Keen de ne pas avoir facilité la remise en marche du réacteur nucléaire de Chalk River, producteur des fameux isotopes. Le Parlement a dû avoir recours à une loi d'urgence pour contourner la CCSN. Interrogé par les députés des trois partis d'opposition, le ministre a pourtant été incapable d'illustrer avec un cas concret les erreurs de la fonctionnaire limogée.
Le ministre Lunn s'appuie sur la loi constituante de la Commission pour conclure que Mme Keen a failli à sa tâche. Cette loi dit qu'il faut prendre en compte «les risques inutiles pour l'environnement ainsi que la santé et la sécurité des personnes associées au développement, à la production ou à l'utilisation» du matériel nucléaire. Le ministre procède à un glissement de sens en concluant que la «santé» comprend aussi les malades dans les hôpitaux qui seraient privés d'isotopes radioactifs pour leurs tests diagnostics si le réacteur ne redémarrait pas. «Il est évident que Mme Keen avait le pouvoir d'agir rapidement», croit le ministre.
Le réacteur de Chalk River a été stoppé par Énergie atomique Canada limitée (EACL), son exploitant, lorsque la CCSN a découvert que ce dernier n'avait pas effectué certains travaux de rénovation alors que son permis d'exploitation l'y obligeait. «Elle [Mme Keen] aurait pu amender le permis d'EACL», a dit M. Lunn.
Une de plus
Pour l'opposition, il ne fait aucun doute que ce congédiement s'inscrit à la suite d'une longue liste de cas similaires où le gouvernement de Stephen Harper s'en est pris à des organismes indépendants parce que ceux-ci appliquent des lois qui ne plaisent pas aux conservateurs. Libéraux, bloquistes, néo-démocrates et verts étaient outrés.
Le député libéral David McGuinty a cité le cas du directeur général des élections Marc Mayrand, pris à partie par les conservateurs pour les avoir accusés de non-respect de la loi électorale à deux reprises, celui de l'ex-commissaire à l'environnement Johanne Gélinas ou encore celui du commissaire à l'information John Reid. «Les Canadiens devraient-ils craindre l'ordre du jour conservateur maintenant que ce gouvernement procède à une purge similaire à celle menée par le Sénat américain dans les années 1940 et 1950 [contre les communistes]? [...] Tous ceux qui font leur travail dans cette ville semblent perdre leur emploi!»
Son collègue Omar Alghabra était abasourdi. «Ce type de congédiement arbitraire, c'est le genre de chose qu'on s'attend de voir dans des pays étrangers où règnent des dictateurs. Je ne m'attendais pas à voir cela ici.»
Pour le Bloc québécois et le Parti vert, les causes de cette prise de bec sont plus profondes. Tous deux estiment qu'Ottawa songe à privatiser EACL. Or la société de la Couronne n'a pas réussi à obtenir de la CCSN des permis provisoires pour un nouveau réacteur CANDU qu'il espérait promouvoir en Ontario. Selon ces deux partis, le gouvernement aurait gardé une dent contre la CCSN qui, en agissant ainsi, réduit la valeur marchande d'EACL.
«On a maintenant besoin d'une enquête indépendante pour faire la lumière sur la gestion de l'industrie nucléaire. C'est urgent», a expliqué la chef du Parti vert, Elizabeth May, qui s'était déplacée pour écouter le témoignage du ministre Lunn. «Ce qui a été fait est inquiétant quand on sait que ce gouvernement fait la promotion du nucléaire pour exploiter les sables bitumineux.»
La bloquiste Claude de Bellefeuille s'étonne que le ministre Lunn n'ait adressé aucune critique à EACL. «Quand on lit la documentation, on voit qu'il y a désorganisation, il y a eu des manques à EACL, et jamais le ministre ne l'a remise en question ou montrée du doigt.»
En comité, le ministre a été invité à expliquer sa clémence envers EACL comparativement à sa hargne contre la CCSN. Il a répondu qu'une révision interne suivait son cours à EACL. En fait, cette révision avait été commandée bien avant que le réacteur de Chalk River ne soit stoppé pour non-conformité aux normes de sécurité. «La révision interne est une analyse générale dans le but probable de prendre une décision sur la privatisation. Pour moi, cela n'a aucun rapport avec les événements d'aujourd'hui», conclut d'ailleurs Mme de Bellefeuille.
EACL a été dirigée jusqu'à la mi-décembre par Michael Burns, un organisateur politique de l'Alliance canadienne et du Parti conservateur. Il a démissionné. Le ministre Lunn assure que cette démission «n'est pas liée» à l'épisode en cours.
Ingérence politique
Le ministre Lunn réfute par ailleurs l'allégation de Mme Keen voulant qu'il ait tenté de l'influencer de manière inappropriée au cours de conversations téléphoniques pour qu'elle accepte le redémarrage du réacteur. «À aucun moment je n'ai suggéré ce que devait être sa décision finale», a dit M. Lunn. Pour son témoignage, le ministre était accompagné de sa sous-ministre, Cassie Doyle, qui a confirmé que, selon elle, le ministre «a agi de manière tout à fait professionnelle».
Le libéral Omar Alghabra s'est par ailleurs amusé du fait que lors du débat d'urgence tenu en décembre au Parlement pour relancer le réacteur, le gouvernement avait fait témoigner deux experts «indépendants». On a plus tard appris qu'un d'entre eux, Bob Strickert, était le vice-président de l'association conservatrice de la circonscription Durham, représentée par la ministre Bev Oda. «Le fait qu'une personne appartienne à un parti politique ou pas ne la rend pas moins indépendante pour autant», a rétorqué le ministre, provoquant un éclat de rire général. Dès le début de la crise des isotopes, le gouvernement conservateur, le premier ministre Stephen Harper en tête, avait accusé Linda Keen d'être une libérale, ce qui expliquait sa prétendue incurie.
Linda Keen n'est plus présidente de la CCSN mais demeure commissaire. Elle a été remplacée par Michael Binder, l'actuel sous-ministre adjoint au ministère fédéral de l'Industrie.