Élections Canada contredit le PC
Ottawa — Élections Canada persiste et signe. Une soixantaine de candidats du Parti conservateur ont bel et bien enfreint les règles de financement lors de la dernière campagne électorale, et ce, d'une manière concertée pour permettre à leur formation politique de dépenser plus que ses adversaires. Et le chien de garde des élections se défend d'être partisan: contrairement à ce que la formation de Stephen Harper prétend, aucun autre parti politique n'a utilisé les mêmes stratagèmes.
Pour la première fois, Élections Canada a livré sa version des faits, en totalité, dans une déclaration écrite sous serment et déposée à la Cour fédéral lundi en fin de journée. Dans ce document de 55 pages consulté par Le Devoir, Élections Canada explique comment elle a découvert le stratagème de la boucle (ou «in and out»). Le Parti conservateur versait des sommes importantes dans le compte de banque de ses candidats aux élections puis récupérait cet argent sous forme de «paiements» pour de la publicité nationale. Les candidats gonflaient artificiellement leurs dépenses pour toucher de l'État un remboursement plus copieux. Le parti, lui, fragmentait ses dépenses publicitaires en les imputant à tort à ses candidats locaux, ce qui lui a permis de dépasser le plafond permis par la loi.La déclaration écrite sous serment déposée hier est signée par Janice Vézina, dirigeante principale des finances à Élections Canada. Elle explique que c'est à cause d'une «série de facteurs» que le Directeur général des élections a refusé de rembourser 50 des 67 candidats conservateurs ayant participé au stratagème, pour des dépenses totalisant 1,2 million de dollars. Plusieurs Québécois étaient du nombre, dont les ministres Josée Verner (Patrimoine), Lawrence Cannon (Transports) et Maxime Bernier (Affaires étrangères).
Pour Élections Canada, il ne fait aucun doute que ces publicités n'ont aucun contenu local puisqu'elles ne font pas la promotion d'un candidat précis, mais seulement du Parti conservateur. «Les publicités elles-mêmes n'ont pas réussi à dissiper nos doutes que ces dépenses n'avaient pas vraiment été celles des candidats», écrit Mme Vézina.
Élections Canada a des raisons encore plus sérieuses de croire que le parti de Stephen Harper n'a pas respecté la loi électorale. Le parti achetait, dans une région donnée, un bloc publicitaire et les candidats participants se partageaient ensuite la facture. Mais voilà, la facture était bien mal répartie.
La déclaration sous serment donne l'exemple de trois candidats conservateurs de Toronto ayant participé à un tel achat commun. «Le coût imparti aux trois campagnes a été de 49 999,88 $, 19 999,95 $ et 39 999,91 $ respectivement. Élections Canada n'a trouvé aucun document qui aurait pu expliquer une telle variation entre les coûts impartis aux candidats pour ce qui semble être des publicités à fréquence identique», écrit Mme Vézina.
En fait, l'explication est venue de la bouche même d'un agent officiel d'une candidate conservatrice de Vancouver. «Je crois que nous avons contribué à la campagne nationale de publicités télévisées. Nous n'allions pas être capables de dépenser le maximum permis par la loi, alors le parti nous a demandé si nous pouvions aider», a raconté cet agent à un enquêteur d'Élections Canada. Un aveu que Mme Vézina dit trouver «troublant».
C'est que chaque candidat a le droit de dépenser un montant maximal établi par Élections Canada pour se faire élire. Il semble qu'un grand nombre de candidats conservateurs qui n'avaient aucune chance d'être élus, et donc qui ne dépensaient pas inutilement leur argent, aient vu leur caisse électorale réquisitionnée par le parti. C'est du moins l'analyse qu'en fait Janice Vézina.
«Le parti avait presque atteint la limite de dépenses permise par la loi, de sorte qu'il n'aurait pas pu déclarer ces publicités [attribuées aux candidats] sans défoncer son plafond», écrit-elle. Et ainsi, en déduit-elle, «les montants impartis à chaque candidat semblent être reliés à leur capacité de "contribuer" à l'achat médiatique selon qu'ils avaient déjà peu ou beaucoup entamé leur budget de dépenses tel qu'établi par la loi et non pas à une évaluation objective de la valeur commerciale qu'ils ont obtenue avec leur achat.»
Des agents officiels dans le noir
En outre, note Mme Vézina, un grand nombre de candidats locaux ayant participé à ces achats publicitaires de groupe ont été incapables de fournir une quelconque preuve documentaire, même si la dépense atteignait parfois les 50 000 $. «On s'attendrait d'être capable de recevoir de la part d'un agent officiel plus de détails pour une dépense d'une telle ampleur», s'étonne Mme Vézina.
Élections Canada avait en effet réclamé plus de preuves des candidats conservateurs concernés pour justifier leurs dépenses de publicités. «Aucun n'a été en mesure de fournir une copie de contrat», écrit-elle. Elle mentionne que c'est toujours le Parti conservateur qui a géré cette affaire par la suite, fournissant même aux agents officiels une lettre-type, avec du papier à en-tête du parti, pour répondre aux questions d'Élections Canada.
Pas de partisanerie
Entre les lignes de cette déclaration sous serment, Élections Canada se défend bien d'être partisane. Et pour cause. Lorsque toute cette affaire a éclaté, à l'automne dernier, le Parti conservateur a répliqué en Cour fédéral avec des liasses de documents censés prouver que le Parti libéral et le NPD avaient eu recours à des stratégies similaires. Les conservateurs en concluaient qu'Élections Canada était partie en guerre contre eux. Des députés le disaient ouvertement. Nenni, dit aujourd'hui Élections Canada.
À plusieurs endroits dans le document, Janice Vézina réfute les allégations conservatrices: citations attribuées à tort à Élections Canada par-ci, référence à un mauvais document par-là, comparaisons boiteuses. Les échantillons de publicités libérales fournis par le Parti conservateur n'ont pas ébranlé Élections Canada, au contraire. «Il est clair en consultant le script radiophonique que la publicité en question invite spécifiquement les électeurs à voter pour un candidat en particulier», est-il écrit, ce qui n'était pas le cas des publicités conservatrices.
Le Devoir avait révélé en août dernier qu'Élections Canada avait ouvert une enquête sur cette affaire. Selon un porte-parole, l'enquête est toujours en cours. Pendant ce temps, le Parti conservateur conteste l'interprétation d'Élections Canada devant la Cour fédérale.