Arctique: les blâmes pleuvent sur Ottawa

«Il faut plus que de belles paroles pour défendre la souveraineté», affirme Stephen Harper en parlant de l'Arctique. Ainsi, l'été dernier, le premier ministre a multiplié les annonces à propos de cette région. Mais là-bas, plusieurs voix s'élèvent pour dénoncer les choix du gouvernement conservateur, comme l'a constaté notre collaboratrice, qui revient d'un voyage de quelques jours en Arctique à bord du Louis-Saint-Laurent.
Le Louis-Saint-Laurent, plus gros brise-glace de la Garde côtière canadienne, pénètre dans la baie de Strathcona, bordée de collines enneigées. Dans cette échancrure d'eau au nord-ouest de l'île de Baffin, il s'amarre à un quai. Drôle de quai: trois gros caissons ronds en guise de ponton, cylindres d'acier remplis de gravier et couverts de caoutchouc épais. «C'est la meilleure technique pour que les quais demeurent accessibles quand l'eau gèle», explique le capitaine du navire, Steward Klebert. Il a reçu instruction de vérifier l'état des caissons du quai en profondeur, à l'aide d'un équipement sous-marin. «Tout va bien», conclura-t-il au terme de cette courte visite à Nanisivik, futur emplacement du premier port arctique en eau profonde promis par Stephen Harper.De vieilles citernes et des conteneurs sur un terre-plein adossé à une colline: c'est tout ce qui reste, à Nanisivik, de ce qui fut pendant 20 ans, jusqu'en 1997, une des plus grosses mines dans l'Arctique canadien. Les bâtiments où vivaient et travaillaient près de 300 personnes ont été rasés et la compagnie en est à décontaminer les lieux. Pas âme qui vive! L'endroit est «stratégiquement situé» près du passage du Nord-Ouest, à plus de 1000 milles nautiques d'Iqaluit, pour servir d'étape aux navires de la Marine canadienne et de la Garde côtière en route vers l'Extrême-Arctique, indique un document du premier ministre. Oublié, le projet de port pour gros navires, civils ou militaires? Oublié lui aussi, le port en eau profonde réclamé par le Nunavut pour Iqaluit? «Nanisivik est une meilleure option qu'Iqaluit pour ce qui est des coûts», affirme un porte-parole de la Défense, Stephen Scott, ajoutant que «c'est le bon endroit au meilleur prix possible pour servir les Canadiens à l'avenir».
Selon Ottawa, Nanisivik offrirait une occasion de «réduire les frais» avec l'aménagement de nouveaux quais et d'un simple «centre de ravitaillement en carburant» à proximité d'un aéroport et non loin du village d'Arctic Bay. La reconstruction coûtera tout de même environ 100 millions de dollars et ne commencera pas avant l'été 2010, pour une entrée en service progressive en 2012, selon le document du premier ministre!
Mécontentement
Pas étonnant qu'à Arctic Bay, on soit plutôt circonspect à propos de ce projet. Clare Kines, policier retraité de la GRC et propriétaire d'un bed and breakfast, ne mâche pas ses mots: «En quoi ce port va-t-il renforcer la souveraineté canadienne? On va dépenser beaucoup d'argent pour le construire, comme pour donner de nouveaux patrouilleurs à la Marine, au lieu de renforcer la seule véritable présence du Canada en Arctique: celle qu'assurent les Inuits dans leurs communautés. Le gouvernement aurait beaucoup mieux à faire en améliorant leur qualité de vie.» De fait, on manque cruellement de logements et d'infrastructures collectives partout dans ces villages où la démographie explose et où le coût du transport aérien et des denrées de première nécessité est faramineux. Quant à lui, Joeli Qamanirq, fonctionnaire municipal, n'a «aucune idée de l'impact d'un nouveau port sur le développement d'Arctic Bay». Il constate toutefois que l'existence et la fermeture de la mine, qui n'employait que 13 personnes du village, n'en ont guère eu elles non plus...
À Resolute Bay, au sud de l'île de Cornwallis, on n'est pas plus enthousiaste devant le projet Harper de créer un centre de formation des Forces canadiennes en Arctique. Il en coûtera quatre millions pour rénover des bâtiments existants et ouvrir (on ne sait pas quand pour l'instant) ce centre qui emploiera seulement 12 permanents et pourra accueillir 100 militaires à la fois. «J'espère que ce sera bénéfique pour nous», dit évasivement Suzanne Salluviniq, la mairesse du village, ajoutant qu'«on aurait bien plus besoin ici d'un aréna et d'une piscine».
Parmi les annonces récentes de M. Harper figure l'augmentation du nombre de rangers canadiens afin qu'ils remplissent mieux leur rôle de «sentinelles» de l'Arctique. Ils passeraient de 4100 à 5000 dès 2008, des chiffres qui cachent toutefois la réalité. Ces réservistes à temps partiel, surtout autochtones et inuits, sont répartis en 58 patrouilles et cinq groupes dans 163 communautés du nord du Manitoba à la Colombie-Britannique, mais seulement 1575 d'entre eux font partie du premier groupe du «secteur Nord», assurant des patrouilles régulières dans l'archipel arctique. M. Harper n'a nullement dit que les 900 nouvelles recrues proviendront des communautés de l'Arctique. Et pour cause! On ne parvient déjà pas à en recruter suffisamment pour remplir les quotas souhaités par Ottawa. Accroître leur nombre? «Ce sera très difficile, voire impossible», affirme un formateur ayant requis l'anonymat. Deux rangers de Resolute Bay et d'Arctic Bay le confirment: les Inuits ne sont pas très intéressés par la fonction de ranger, sauf par tradition familiale. Ils préfèrent avoir de «vrais» emplois — plutôt que de gagner une solde de 12 jours, à 150 $ par jour — ou être libres de chasser et de pêcher à leur guise.
Des navires patrouilleurs
Plusieurs décisions récentes du gouvernement Harper ont par ailleurs fait craindre à certains experts canadiens une militarisation de l'Arctique. M. Harper a certes légèrement corrigé le tir en annonçant, dans le dernier discours du Trône, vouloir «poser un regard nouveau sur le Nord» en préparant «une stratégie intégrée pour le Nord» destinée à renforcer la souveraineté canadienne, à protéger l'environnement et à favoriser le développement social et économique des communautés de l'Arctique, pour lesquelles il avait déjà promis 300 millions de dollars destinés au «logement abordable dans le Nord».
Son choix d'offrir des navires patrouilleurs à la Marine plutôt que de nouveaux brise-glaces à la Garde côtière est la mesure la plus critiquée. Après avoir promis, fin 2005, trois brise-glaces de classe polaire, on a assisté à un changement de cap en juillet dernier avec l'annonce de «l'acquisition d'un maximum de huit nouveaux navires patrouilleurs» pour la Marine, au coût estimé de 3,1 milliards. Selon un document de la Défense, «la phase de définition du projet sera de 24 mois» et la livraison du premier navire «est prévue en 2013». On n'est pas près de voir circuler ces navires de patrouille extracôtiers de l'Arctique (NPEA), à coque renforcée. Là où le bât blesse aussi, c'est qu'on ne s'attend pas à ce qu'ils puissent naviguer dans des conditions extrêmes de glace. Ils pourront «naviguer dans la glace moyenne de première année [autrement dit, la glace nouvellement formée, de moins d'un mètre d'épaisseur], pouvant contenir des inclusions de glace plus vieille et plus dense». Stephen Scott insiste sur la «polyvalence» de ces patrouilleurs, qu'on veut pouvoir utiliser à longueur d'année et pas seulement en Arctique, pour «surveiller la zone économique exclusive» du Canada (200 milles marins au large des côtes).
Ce ne seront que des «brise-gadoue» pour l'Arctique, ont affirmé certains. Quant à lui, Michael Byers, géopolitologue à l'Université de la Colombie-Britannique, «soupçonne M. Harper d'avoir opté pour ces frégates qu'on veut faire passer pour des brise-glaces pour la simple et bonne raison qu'il veut les utiliser n'importe où, y compris dans des zones aussi éloignées de l'Arctique que le golfe Persique»!
La Garde côtière, elle, attend toujours le renouvellement de sa flotte vieillissante. Sur six brise-glaces, seulement deux — le Louis-Saint-Laurent et le Terry Fox — sont vraiment capables d'affronter les pires conditions de glace. Le premier, son navire amiral, a 38 ans. Il devait être en service pendant 30 ans mais, grâce à son lifting de 1993, il devra tenir jusqu'en 2025. Cependant, comme le dit son ingénieur-chef Mark Cusack, il n'est pas très fonctionnel pour les scientifiques ni à la pointe du progrès technologique comme certains navires construits par les Finlandais. Il faut plus de trois ans pour en construire un, ajoute-t-il. «Et qu'arrivera-t-il si le Louis-Saint-Laurent subit une avarie grave»?
Collaboration spéciale