Rupert:feu vert non unanime d'Ottawa

Pour une rare fois dans une évaluation écologique majeure, une opinion dissidente a été formulée hier dans le rapport des commissaires qui ont évalué le projet de la Rupert, pour le compte du gouvernement fédéral, et qui le jugent «acceptable» malgré les «modifications importantes et irréversibles» que subira ce fleuve nordique mythique.

Cet avis dissident a été exprimé par la commissaire Jocelyne Beaudet, selon qui «ce projet ne devrait pas être réalisé».

Quant aux commissaires qui signent l'avis favorable et 83 recommandations, ils proposent, en guise d'épitaphe au dernier des grands cours d'eau canotables de la baie James aux paysages remarquables, de demander à Hydro-Québec de commanditer «une oeuvre commémorative qui mettrait en évidence l'histoire, les occupants, la valeur esthétique et les lieux valorisés par cette rivière patrimoniale» (R-81).

«J'estime, écrit la commissaire dissidente, que le coût de production du projet est nettement avantageux par rapport aux autres projets hydroélectriques envisagés. Je suis en accord avec les conclusions voulant que les retombées économiques pour le Nord-du-Québec et les régions limitrophes sont au coeur des avantages du projet et que, bien que temporaires et concentrés pendant la construction, elles pourront être à la source d'une acquisition d'expertise et de la création d'entreprises. Toutefois, je ne crois pas que ces avantages compensent les effets néfastes du projet, et des incertitudes demeurent quant à l'envergure de ces effets.»

Jocelyne Beaudet oeuvre depuis plus de 20 ans en faveur de l'environnement et en matière de participation publique. Analyste au Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) pour une vingtaine de dossiers, elle a oeuvré notamment comme secrétaire de la commission fédérale-provinciale sur la décontamination du canal de Lachine et elle a siégé à cinq commissions du BAPE, notamment à titre de présidente concernant le projet de dérivation de la Manouane. Elle a aussi oeuvré au sein du défunt Office de consultation de Montréal et pour Tecsult comme consultante en communications.

De son côté, l'avis majoritaire a été signé par les commissaires Bernard Forestell et Pierre Magnan ainsi que par les deux commissaires cris qui ont aussi signé le rapport favorable du Comité provincial d'examen du projet (Comex), Brian Craik et Philip Awashish.

L'avis fédéral reprend, dans ses grandes lignes, l'analyse et les conclusions du Comex. On se rappellera que le gouvernement Charest a récemment rendu publiques les conclusions du Comex, le même jour où il a annoncé qu'il avait approuvé par décret le détournement de la tête de la Rupert, plaçant devant un fait accompli les autochtones des trois villages les plus touchés. Ces trois communautés ont rejeté massivement ce projet lors d'un référendum, jeudi dernier.

Un principe dangereux

Contrairement à ses collègues de la commission fédérale et du Comex provincial, la commissaire Jocelyne Beaudet entrevoit un énorme danger, voire une question de principe fondamentale, en rupture avec les principes de l'éthique écologique dans la stratégie dite de «gestion adaptative» proposée par Hydro-Québec.

Au lieu de soumettre dès maintenant un bilan chiffré des conséquences anticipées du détournement de la Rupert, Hydro-Québec propose de faire des «suivis» dans tous les secteurs touchés et de les atténuer, une fois le projet construit, au gré de ses découvertes.

Le problème, c'est que le décret d'autorisation de Québec ne définit pas de façon quantitative les objectifs à atteindre, comme le maintien d'un niveau donné des populations de caribous, de poissons, de sauvagines, etc., qui deviendraient des cibles incontournables, quel qu'en soit le prix, comme on le fait aux États-Unis, quitte même à exiger le démantèlement d'un projet autorisé.

C'est ainsi, par exemple, qu'Hydro-Québec s'engage à conserver un «débit réservé écologique» en aval du barrage qui servira à détourner la Rupert vers les turbines de la rivière Eastmain, située plus au nord. Mais, s'interroge la commissaire Beaudet, qu'arrivera-t-il si, pour maintenir le niveau de productivité biologique de la Rupert, il fallait laisser couler plus d'eau dans le lit actuel, aux dépens des turbines de la Eastmain et de la rentabilité du projet?

D'une part, dit-elle, les commissaires et les gouvernements ne peuvent «déterminer, avant l'acceptation du projet, quelle sera l'étendue des effets néfastes si les changements de valeur de ce régime [des eaux], pour protéger les habitats ou assurer la pérennité des ressources piscicoles, s'avéraient irréalistes sur le plan de l'efficacité économique». Le promoteur le sait sans doute, écrit-elle, mais la commission et les gouvernements qui donnent le feu vert au projet n'ont strictement «aucune information sur le pourcentage maximal de débit qu'il [le promoteur] considérerait raisonnable de retourner à la rivière».

«La rentabilité économique du projet, rappelle la commissaire dissidente, doit être évaluée avant l'obtention des permis, en fonction des exigences environnementales, sinon ce serait à "crédit environnemental" que le projet serait financé, et dans ce cas, le projet ne pourrait être admissible.»

Pour la commissaire Beaudet, les terrains de chasse des communautés de Mistassini et de Nemaska se verraient «sérieusement réduits» et tout le territoire désenclavé serait envahi par des chasseurs et des pêcheurs blancs, qui obéiraient à des règles de prélèvement non contingentées, ce qui ne protégerait aucunement le niveau de récolte dont les autochtones ont besoin. Plusieurs des répercussions, comme l'effet du mercure sur l'eau potable de Nemaska et de Waskaganish ou l'accès aux lignes de trappe en hiver en raison de cours d'eau ne pouvant geler à cause d'un débit trop puissant, ainsi que les effets du projet sur les gibiers, ne seront connues qu'une fois le projet réalisé, alors qu'il faudrait plutôt les discerner maintenant dans un bilan global, seul capable de justifier un rejet ou une autorisation.

Mercure et patrimoine

La commissaire Beaudet est particulièrement inquiète des conséquences de l'augmentation du mercure dans les futurs réservoirs et cours d'eau qui vont transporter l'eau de la Rupert dans le bassin de la Eastmain puis dans celui de La Grande, dont elle augmentera les concentrations de mercure une nouvelle fois dans les poissons. Mme Beaudet traite abondamment des restrictions, voire des interdits de consommation que les femmes enceintes et les enfants devront subir dans les communautés riveraines pendant des périodes allant de quatre à vingt ans. Hydro, note-t-elle crûment, s'est contentée d'analyser l'incidence du mercure sur des adultes en bonne santé, mais pas sur les segments vulnérables des populations qui sont déjà aux prises avec le mercure des lacs naturels de la région.

Le peu d'acceptabilité sociale de ce projet, dans une région encore marquée par les premiers ouvrages de la baie James, poursuit la commissaire, tient en partie au fait qu'Hydro s'est contentée d'obtenir un accord de principe de la classe dirigeante crie et de consulter les maîtres de trappe. Mais pas les populations en cause, qui viennent d'ailleurs de dire un «non» percutant au projet dans trois référendums et qui auraient dû être consultées beaucoup plus tôt, estime Mme Beaudet.

Enfin, la perte du patrimoine culturel et naturel en raison du détournement lui apparaît tout aussi inacceptable. La Rupert, écrit-elle, est un de ces cours d'eau privilégiés par les autochtones depuis des millénaires pour relier le Saint-Laurent à la baie James. Élément majeur de leur culture et de leur mode de vie, les autochtones — et les écologistes — ont réclamé durant les audiences sa préservation la plus complète. Ce genre de rivière, explique la commissaire, est unique car si le Québec compte 339 rivières canotables, seulement 17 possèdent des paysages exceptionnels tout au long de leur parcours et la Rupert est la seule de la baie James à pouvoir revendiquer ce titre. Au Québec, les rivières qui présentent un parcours remarquable ne représentent que 18,6 % des cours d'eau, et le cinquième d'entre eux sont entrecoupés de barrages et de réservoirs ou le seront sous peu.

«Le caractère irrémédiable de cette perte fait que ce type de rivière devrait faire partie des espèces à statut précaire, désignées menacées et vulnérables, et être considéré comme tel dans le réseau des aires protégées du Québec», conclut l'avis dissident.

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