Tous les scénarios sont encore possibles
Le Palais des congrès de Montréal battait hier au rythme des tractations incessantes et des jeux de coulisses de dernière minute, alors que plus de 5000 délégués libéraux de tout le pays se livraient l’une des guerres de tranchées les plus intenses de l’histoire politique canadienne. Qui sera le prochain chef du Parti libéral du Canada? Hier, plus personne n’osait prédire le gagnant de ce soir.
Le statut de favori que détient toujours Michael Ignatieff à l’issue du premier tour de scrutin terminé en soirée hier ne lui garantit pas pour autant la victoire finale,tandis que le ralliement en fin de soirée de Joe Volpe à Bob Rae a procuré à ce dernier un semblant de momentum. Tous les scénarios sont encore possibles.Au moment de mettre sous presse, tard hier soir, les résultats finaux du premier tour n’étaient pas encore connus. Michael Ignatieff était toutefois assuré de terminer en tête, puisque les délégués devaient voter selon la volonté des militants de la circonscription qu’ils représentent, ce qui permettait de connaître le résultat à l’avance. Mais dès le deuxième tour, qui commence ce matin, les allégeances ne sont plus obligatoires.
Les machines politiques des différents candidats ont donc attaqué la journée d’hier avec un mélange de peur et d’excitation, sachant que rien n’est dans la poche. L’enregistrement des délégués se terminait à 9h, et les difficultés de plusieurs militants à rejoindre Montréal en raison du mauvais temps qui sévissait dans plusieurs provinces ont retenu l’attention. Ils seront finalement 4942 délégués à pouvoir élire le nouveau chef libéral.
C’est à ces votants que l’opération de grande séduction des quatre meneurs de la course était destinée toute la journée hier. Dans les couloirs du Palais des congrès, les cris des supporteurs d’Ignatieff tentaient d’enterrer ceux de l’autre principal aspirant, Bob Rae. Les partisans de Gerard Kennedy n’étaient pas en reste avec leurs foulards rouges bien visibles qui concurrençaient les chandails voyants de l’équipe de Stéphane Dion. Toutes les équipes distribuaient des papiers vantant leur candidat ou faisant état d’un élan tant recherché. Dans tous les coins, on s’échangeait les nombreuses invitations pour les fêtes de fin de soirée. L’opération grande séduction allait durer une bonne partie de la nuit.
Importants discours
Les discours d’hier soir ont donc revêtu une importance cruciale. Stéphane Dion a choisi d’axer le sien sur sa capacité de gagner les prochaines élections. «Je livrerai», a-t-il lancé aux militants. Son discours s’est toutefois terminé en queue de poisson parce qu’ayant écoulé le temps qui lui était imparti, il s’est fait interrompre (voir autre texte en page A 3). Bob Rae, de son côté, a livré une allocution ad lib, micro à la main. Mais plusieurs ont été surpris qu’il ne prononce presque rien en français. Il a insisté sur son expérience politique passée, mais très peu sur ce qu’il avait l’intention de faire. Gerard Kennedy a souligné son expérience comme ministre en Ontario et sa capacité de battre les conservateurs. Le meneur, Michael Ignatieff, a joué la carte du rassembleur, de celui qui peut attirer des votes dans toutes les régions du pays et dans les deux langues officielles. Ses stratèges voulaient le montrer en leader qui peut diriger un pays complexe comme le Canada.
Dès la fin des discours, le sixième candidat de la course, Joe Volpe, s’est dirigé vers Bob Rae pour s’y rallier. «Il faut prendre des décision», a déclaré M. Volpe. «Je voulais indiquer à tout le monde de l’assemblée qu’il y a des mouvements vers le chef qui a de l’expérience et qui a une vision pour l’avenir du pays.» M. Rae, pour qui il s’agit d’un quatrième ralliements depuis le début de la course, s’est dit heureux. Les partisans de Joe Volpe, qui le suivaient, avaient le visage long, mais ont affirmé qu’ils suivraient leur poulain chez M. Rae.
Mais Michael Ignatieff et ses stratèges se battaient surtout en coulisses hier, et sur deux fronts: rallier les indécis qui ne savent pas qui appuyer au deuxième tour et éviter un mouvement du type «n’importe qui sauf Ignatieff» qui pourrait le couler. Plusieurs stratèges de tous les camps soutenaient hier qu’Ignatieff avait fait le plein de ses voix au premier tour et ne pourrait pas rallier suffisamment de nouveaux délégués pour l’emporter.
Plusieurs délégués assignés à Ignatieff pour le premier tour ont confié au Devoir cette semaine qu’ils ne l’appuieraient pas au second. «C’est certain que je ne voterai pas pour lui au second tour», a expliqué un délégué de l’Est ontarien. Selon lui, la campagne de M. Ignatieff «a déraillé au cours des deux derniers mois, et ce fut le summum avec la question israélienne». Le délégué appuiera Bob Rae au second tour.
Les bouchées doubles
Le camp Ignatieff mettait donc les bouchées doubles hier. Grâce à une immense banque de données constituée depuis septembre, tous les militants présents à Montréal, sans exception, étaient contactés par l’équipe du meneur. Cette banque de données contient les numéros de cellulaire de tous les délégués, l’adresse de leur hôtel à Montréal et leur position sur différents sujets. Tout pour lancer la séduction. «On leur parle un par un», a confié au Devoir un stratège du camp Ignatieff.
«C’est une guerre de tranchées, vraiment. Je n’ai jamais vu ça. La course est tellement serrée que c’est impossible de tenir quelque chose pour acquis. Jamais dans l’histoire du parti les délégués n’ont senti qu’ils avaient autant de pouvoir sur l’avenir du parti. Ils ont le contrôle et ils vont agir en conséquence», confiait un autre membre de l’équipe Ignatieff.
Plusieurs sources ont confié au Devoir que le camp Ignatieff planifiait des stratégies tordues pour donner l’impression que son poulain était sur sa lancée, impression importante pour recruter les indécis aux tours subséquents. Ainsi, on planifiait de ne pas faire voter jusqu’à 5 % des délégués pro-Ignatieff au premier tour hier soir, ce qui diminuerait artificiellement ses appuis. Lorsque ces gens voteraient pour lui au second tour ce matin, il donnerait l’impression d’avoir pris de la vitesse. Une stratégie similaire consiste à faire voter des pro-Ignatieff pour des candidats de second ordre. Plusieurs observateurs soutiennent qu’il s’agit d’une stratégie très dangereuse. Si les appuis au premier tour de M. Ignatieff semblent trop bas, sa candidature pourrait tout simplement s’affaisser. Dans les camps adverses, on reproche à l’équipe Ignatieff ses méthodes brusques, à la limite intimidantes avec les autres camps, ce qui pourrait lui coûter des appuis.
Plusieurs sources de divers camps ont confirmé qu’il était à peu près certain que Gerard Kennedy et Stéphane Dion se rallieraient, le quatrième au troisième. D’où la bataille pour la troisième place. Un organisateur dans le camp de Bob Rae reconnaît que cette alliance pourrait lui faire très mal. Dans le camp de Rae, on préfère que Dion aille avec Kennedy, parce que ainsi certains de ses supporteurs ne le suivraient pas et trouveraient refuge chez Bob Rae. Dans le scénario inverse, les supporteurs non contrôlés de M. Kennedy pourraient aller chez M. Ignatieff et reléguer M. Rae au troisième rang. Bref, plusieurs calculent que le dernier tour de scrutin mettra à l’avant-plan soit le tandem Dion-Rae, soit le tandem Kennedy-Ignatieff.
M. Kennedy est d’ailleurs courtisé par M. Ignatieff. «On lui fait miroiter le renouveau du parti. On est sur la même longueur d’onde là-dessus», a soutenu un stratège d’Ignatieff. La symbolique d’un ralliement peut avoir un impact sur le «momentum» et les différentes équipes en sont conscientes. Michael Ignatieff a rencontré la seule candidate de la course, Martha Hall Findlay, jeudi soir à 22h, à l’hôtel Intercontinental, à deux pas du Palais des congrès. «La conversation a très bien été», a confié une source présente. Évidemment, le ralliement de la seule femme de la course serait un beau symbole pour le candidat qui en profite.
En outre, Mme Findlay inspire une grande sympathie aux militants libéraux. Jeudi, devant l’aile jeunesse, elle a été saluée par une ovation (à laquelle les autres candidats n’ont pas eu droit). Des gens dans la foule ont hurlé des «Tu rends toutes les Canadiennes fières». Malgré ses appuis très peu élevés, elle récolte plus d’attention que les autres candidats arrivant derniers, tels que Joe Volpe ou Scott Brison.
Très peu fidèles
N’empêche que les éventuels ralliements de candidats à l’un ou l’autre des meneurs pourraient ne pas donner une image juste de la réalité tellement les délégués ne sont pas susceptibles de suivre leur poulain une fois que celui-ci aura tiré sa révérence. «Moi, j’ai une allégeance au premier tour, mais c’est tout. Les autres tours, je fais ce que je veux», soutenait d’ailleurs un militant identifié au camp Kennedy. «Les délégués sont très peu fidèles à leur candidat», a soutenu une autre source.
Dans le camp Rae, on prétend qu’il est à peu près certain que Joe Volpe et Scott Brison se rallieront à leur poulain. Pour convaincre M. Brison, on planifie de dépêcher l’ex-ministre de la Justice Martin Cauchon, l’artisan du mariage pour les couples homosexuels, et de lui faire valoir l’importance qui sera accordée à ces questions. M. Brison est gai.
Ken Dryden a indiqué à ses délégués qu’il serait dans la course au moins les deux premiers tours avant de décider s’il se rallie à un des quatre meneurs.
Les délégués de Dryden sont très sollicités. «On se laisse courtiser, avoue une stratège. C’est plutôt amusant. Par exemple, hier [jeudi], on n’avait plus assez de bâtons pour tenir nos pancartes. On en a demandé au camp de Bob Rae et, en deux minutes, on avait ce qu’on voulait! Disons que tout le monde est gentil avec nous.»