La grogne albertaine

Une vaste majorité d’Albertains souhaitent qu’on exige des entreprises qu’elles diminuent leurs émissions de GES.
Photo: Agence Reuters Une vaste majorité d’Albertains souhaitent qu’on exige des entreprises qu’elles diminuent leurs émissions de GES.

L'industrie pétrolière de l'Alberta est aux abois. Pas parce qu'elle craint les agissements du gouvernement Harper dans le dossier des changements climatiques, mais parce que les Albertains eux-mêmes ne cessent depuis des semaines de débattre de son sort — plus précisément du développement des sables bitumineux. La grogne est telle que les candidats à la succession de Ralph Klein se sont sentis forcés de se mouiller.

«Un gâchis!» La phrase, lâchée par l'ancien premier ministre albertain Peter Lougheed, a résonné comme un coup de tonnerre au pied des Rocheuses cet été. Lui, le politicien le plus vénéré et écouté de sa province, se permettait de mettre en doute le rythme du développement des sables bitumineux et la gestion de ses effets par le gouvernement Klein.

Jusque-là, peu de gens se permettaient de critiquer à voix haute une industrie à l'origine d'une croissance économique équivalente à celle de la Chine. (La capitale officieuse de ce territoire aussi grand que le Saguenay, Fort McMurray, a même été baptisée la Shangaï du Canada par un chroniqueur.) Depuis le début de 2006, 40 % des embauches au Canada ont eu lieu en Alberta.

Mais la surchauffe a commencé, depuis plus d'un an, à montrer ses effets pervers. On assiste à une flambée des prix des maisons et des loyers, à une pénurie de main-d'oeuvre dans les entreprises n'ayant rien à voir avec l'industrie pétrolière, à une insuffisance d'infrastructures routières, sanitaires et scolaires, à une inflation supérieure à la moyenne canadienne... La hausse des coûts des matériaux et de la main-d'oeuvre a atteint un tel sommet que le gouvernement provincial a annoncé cet été qu'il devait remettre à plus tard le tiers de ses projets d'infrastructures.

«L'Albertain moyen a commencé à sentir les effets négatifs de cette explosion dans sa vie quotidienne», explique le politologue David Taras, de l'Université de Calgary. Et la sortie de Lougheed, les commentaires de certains acteurs économiques et le départ de Ralph Klein ont, dans ce contexte, ouvert les vannes de la critique.

Les candidats à la succession de Ralph Klein se sentent interpellés car une partie de la frustration des Albertains vient du sentiment d'avoir été laissés sans direction depuis l'élimination de la dette par les conservateurs, poursuit David Taras. C'est d'ailleurs une des raisons qui expliquent le faible vote de confiance accordé à Klein le printemps dernier. Comme pour donner raison à ses militants, Klein a avoué lors de sa dernière apparition à l'Assemblée législative qu'il n'avait effectivement aucun plan pour gérer la croissance accélérée de sa province.

Croître aveuglément

Il en a pourtant jeté les bases en modifiant, en 1996, le taux des redevances payées par les sables bitumineux. Ce secteur bénéficiait déjà, depuis le passage de Lougheed au pouvoir de 1971 à 1985, d'un régime avantageux. Klein le rend encore plus attrayant afin de contrer le faible coût du pétrole. Depuis, un exploitant de sables bitumineux paie seulement 1 % en redevances sur ses revenus bruts, jusqu'à ce que tous ses coûts d'immobilisation aient été épongés, puis ce taux monte à 25 %.

Le boom voulu a eu lieu mais la multiplication des projets occasionne maintenant une hausse des coûts d'immobilisation. Mais quand ces coûts augmentent, le paiement de redevances plus élevées est retardé d'autant. Pour la province, qui a collecté plus de 14 milliards auprès du secteur énergétique l'an dernier, c'est problématique. Actuellement, la principale source de redevances est le gaz (8,4 milliards), mais elle est en déclin. Les revenus en croissance, et sur lesquels on compte pour l'avenir, sont ceux des sables bitumineux.

Le débat actuel porte donc sur le taux qu'on considère trop bas alors que le prix du pétrole est élevé. Vient ensuite la structure des redevances qui n'encourageraient pas les entreprises, dit-on, à limiter leurs coûts d'immobilisation. On se plaint aussi du fait que les impacts économiques, sociaux et environnementaux de ce rythme effréné de développement sont négligés.

La poule aux oeufs d'or

La solution pour ralentir le rythme est loin d'être évidente, et personne n'a pris d'engagements clairs parmi les candidats au leadership. On veut bien atténuer les effets de ce développement mais pas au détriment de la croissance économique. Peter Lougheed a d'ailleurs nuancé ses propos cette semaine. Après avoir affirmé qu'il aurait fallu permettre le développement d'un seul nouveau projet à la fois, il a dit qu'il fallait viser un développement «mesuré». Mais il continue de penser que le rythme actuel n'est pas soutenable.

L'industrie, elle, avertit que les règles du jeu ne peuvent être changées subitement pour des projets de cette ampleur, qui exigent des investissements de plusieurs milliards de dollars et des années d'élaboration. À la Canadian Association of Petroleum Producers (CAPP), on refuse de se prononcer avant de connaître l'identité du prochain premier ministre, mais on rappelle au passage que 70 % du traitement du bitume se fait déjà en Alberta et que 14 projets d'expansion ou de construction d'usines sont en cours. En tout état de cause, on croit que le marché calmera le jeu. La baisse du prix du brut, les coûts de plus en plus élevés et la pénurie de main-d'oeuvre ont déjà amené des entreprises à reporter la mise en route de leur projet, relève le vice-président Greg Stringham. La française Total, par exemple, vient d'indiquer qu'elle attendra le prochain creux de ce secteur cyclique. EnCana Corp., la plus importante compagnie canadienne dans le domaine, va de l'avant avec son association avec l'américaine ConocoPhillips en vue de traiter une partie de son bitume aux États-Unis.

Et l'environnement

Pour l'instant, l'environnement n'est pas l'enjeu central du débat, mais il s'impose lui aussi. Selon David Taras, l'industrie et les politiciens s'en rendent compte. D'ailleurs, tous les candidats au leadership en font état dans leur programme, relève Simon Dyer, du Pembina Institute. Un des meneurs, Jim Dinning, écrit même que l'Alberta doit faire davantage pour gérer ses gaz à effet de serre (GES).

Sur le terrain, on s'inquiète pour l'eau utilisée par les usines de traitement du bitume, au point que l'industrie sent le besoin ces jours-ci de se défendre à travers des publicités. L'utilisation du sol et l'empiétement sur des aires protégées, ou sur le point de l'être, représente un second enjeu. Ce sont les émissions de GES qui retiennent le plus l'attention à l'extérieur de la province, mais c'est aussi une préoccupation en Alberta même. Un sondage réalisé pour le Pembina Institute en avril montre que 86 % des Albertains souhaitent qu'on «exige des entreprises qu'elles diminuent leurs émissions». Il reste à savoir comment, et c'est là que les disputes commencent, surtout avec le reste du pays. L'idée qu'il faudra s'y attaquer fait cependant son chemin.

Il peut difficilement en être autrement. Les sables bitumineux sont la principale source de GES au Canada et la première cause de leur hausse. Produire un baril de pétrole à partir de sables bitumineux entraîne l'émission de trois fois plus de GES que produire un baril de pétrole conventionnel. Malheureusement, c'est le secteur des sables bitumineux qui est en croissance.

Le ministre de l'Environnement, Guy Boutilier, avait dit en mai qu'il annoncerait à l'automne les règlements les plus sévères en matière de GES. Mercredi, il a tout remis au printemps afin de collaborer avec le gouvernement Harper qui veut encore consulter pendant un an. Les conservateurs fédéraux, qui contrôlent tous les sièges en Alberta, ne veulent pas prendre l'industrie pétrolière de front. La ministre fédérale de l'Environnement, Rona Ambrose, a même indiqué cette semaine qu'Ottawa ferait preuve de souplesse à son égard.

Pourtant, selon certains des plus éminents conservateurs albertains, les Albertains doivent se demander comment on peut concilier la protection de l'environnement avec un développement économique dépendant d'une industrie aussi polluante. L'ancien chef réformiste Preston Manning pense que «l'Alberta est mûre pour ce débat». Il note que ses concitoyens se préoccupent sans cesse davantage de l'environnement, mais qu'ils sont aussi attachés à leur modèle de développement centré sur les lois du marché. C'est pour cette raison qu'il planche lui-même depuis quelques mois sur la façon d'intégrer la préservation de l'environnement dans les coûts des projets économiques. «Le secteur privé est sensible avant tout aux signaux du marché, dit-il en entrevue. Le coût de production de l'énergie, peu importe la source, devrait donc inclure les coûts environnementaux et les coûts [nécessaires] pour diminuer ou éviter ces effets.»

Collaboratrice du Devoir

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