L’entente qui a fait son chemin (Roxham)

Préoccuppés d'abord par les portes d'entrée officielles lors des négociations, les États-Unis et le Canada n'avaient pas envisagé l'apparition d'endroits comme Roxham.
Photo: Sébastien St-Jean Agence France-Presse Préoccuppés d'abord par les portes d'entrée officielles lors des négociations, les États-Unis et le Canada n'avaient pas envisagé l'apparition d'endroits comme Roxham.

Certains veulent la déchirer, d’autres, plus nombreux, la réviser. Passée inaperçue durant près de 15 ans, l’Entente sur les tiers pays sûrs figure maintenant sur la liste des sujets prioritaires à aborder avec le président Joe Biden, lors de sa visite au pays cette semaine. Les Américains ont démontré peu d’appétit pour sa modernisation jusqu’à maintenant et, pour mieux comprendre leur point de vue, Le Devoir s’est entretenu avec des officiels qui étaient aux premières loges des discussions entourant ce traité.

C’est par omission que l’Entente donne la possibilité aux personnes qui traversent le chemin Roxham de demander l’asile au Canada. Son texte ne mentionne pas directement cette route de Montérégie désormais célèbre : c’est plutôt qu’il ne dit rien quant aux traversées entre les points d’entrée officiels. Ces demandeurs d’asile évitent l’application de l’entente, puisqu’elle ne couvre tout simplement pas cet espace.

Est-ce un oubli bête ? Ou une exclusion délibérée, voire calculée ? Même celui qui a signé l’entente en décembre 2002, Gene Dewey, n’en est pas certain : « Je n’ai pas été capable d’identifier un motif précis pour omettre la mention des passages frontaliers à des points d’entrée irréguliers », admet-il en entrevue.

« Bureaucratiquement gênant »

M. Dewey a même consulté ses collègues de l’époque où il était secrétaire d’État adjoint à la population, aux réfugiés et aux migrations pour George W. Bush, mais il n’arrive toujours pas à mettre le doigt sur la raison. Une « explication possible », réfléchit-il, est que d’inclure tous les points d’entrée entre les postes-frontières officiels aurait été « bureaucratiquement gênant ». Ni le Canada ni les États-Unis n’étaient « équipés » du point de vue des fonctionnaires pour prendre en charge les arrivées partout sur « la plus longue frontière non gardée du monde », telle qu’il la nomme. Le traité aurait été ainsi « irréaliste », car impossible à mettre en vigueur pour refouler des arrivants sur l’entière frontière.

Avaient-ils envisagé l’apparition d’endroit comme Roxham lors des négociations avant l’entente ? Les considérations à l’époque n’étaient pas les mêmes, répond quant à elle Doris Meissner. Elle a participé à des discussions préalables à cet accord alors qu’elle dirigeait le Service de l’immigration et de la naturalisation (INS en anglais), nommée par le président Bill Clinton.

Seuls les ports d’entrée officiels ont été inclus, « car c’était vraiment les circonstances les plus fréquentes à ce moment-là », souligne-t-elle au téléphone. Cela peut sembler « de l’histoire ancienne » convient-elle : « Je ne dirai donc pas que ça a été oublié, mais ce n’était tout simplement pas la préoccupation à ce moment. »

La majorité des demandeurs d’asile arrivaient à l’époque par voie terrestre des États-Unis en se présentant à un poste officiel, ont montré certaines analyses. Ce ne fut pas le cas en 2022, alors que près de la moitié (43 %) des 92 000 demandeurs d’asile au Canada sont entrés par voie irrégulière depuis les terres de notre voisin du Sud.

Le nombre de demandes d’asile a aussi été plus élevé dans les années précédant l’entrée en vigueur de l’entente, en 2004.

L’après-11 Septembre

Il est souvent répété que les attentats du 11 septembre 2001 ont été le déclencheur de l’accord, mais les tractations remontent à bien plus loin. « Les discussions datent du milieu des années 1990, et nous avions l’autorisation dès 1996 de les poursuivre pour en arriver à une entente bilatérale », se souvient Mme Meissner, aujourd’hui chercheuse senior et directrice de la recherche sur les politiques d’immigration des États-Unis pour le Migration Policy Institute à Washington.

Le concept de tiers pays sûrs émergeait en Europe notamment, où la Convention de Dublin est entrée en vigueur en 1997 afin qu’un seul État soit responsable d’examiner une demande d’asile.

Un avant-projet d’entente avait déjà été présenté en novembre 1995 par les gouvernements canadien et américain. Les attentats terroristes de 2001 ont donc surtout accéléré les négociations, précise M. Dewey. « Il devenait plus urgent de démontrer une solidarité sans faille avec les États-Unis contre les menaces terroristes. C’était alors devenu la considération dominante quand on parlait des traversées de notre frontière par des non-Canadiens et des non-Américains », expose-t-il.

Y avait-il des flots de personnes provenant du Canada vers les États-Unis qui les motivaient à signer ce traité ? Celui qui est aussi vétéran du Vietnam et a passé plusieurs années au Pentagone dit ne jamais en avoir eu la démonstration. Après le 11 septembre 2001, des informations circulaient selon lesquelles certains terroristes seraient passés par la frontière nord. « Ce n’était certainement pas un phénomène courant autant que l’inverse […], mais nous étions dans un contexte d’extrême vigilance », résume-t-il.

Sa compréhension est que sa signature apposée à l’Entente partait surtout de la « bonne diplomatie » : « Notre raison n’était peut-être pas aussi impérieuse que le Canada, mais notre collaboration avait beaucoup à voir avec la confiance et le respect entre nos deux pays. »

Du côté canadien, il n’a pas été possible de parler au signataire, Bertin Côté. John Manley, ministre des Affaires étrangères durant la période précédant tout juste la signature, a quant à lui affirmé en 2017 sur les ondes de CBC que l’entente était « notre demande », c’est-à-dire celle du Canada. Il a aussi ajouté : « Elle a été difficile à obtenir pour mon homologue de l’époque, Tom Ridge. Nous avons eu l’Entente sur les tiers pays sûrs en échange d’autres choses », sans toutefois préciser lesquelles.

Une question d’échelle ?

L’intérêt des États-Unis à renégocier l’Entente aujourd’hui ne semble pas manifeste ni pressant pour ces deux anciens responsables politiques.

Après l’accession de Joe Biden à la présidence, plusieurs experts insistaient d’ailleurs sur le fait que la frontière sud serait une priorité absolue — pas celle du nord. « Si c’est vrai que ce n’est pas une priorité, c’est probablement parce que les États-Unis sont satisfaits de l’entente telle qu’elle est maintenant », avance Doris Meissner, tout en soulignant que « la préoccupation [au sujet de Roxham] est légitime ».

Durant l’année fiscale 2021-2022, plus de 2,7 millions de personnes ont été interceptées à la frontière des États-Unis avec le Mexique. En comparaison, les 39 171 personnes passées à Roxham pendant cette période représentent 1,4 % de ce total.

« Notre pays fait probablement face à l’un des plus importants défis migratoires de son histoire », expose Gene Dewey. Il garde une certaine réserve tout en invitant à faire plus en matière de soutien humanitaire et de développement des pays d’origine des demandeurs d’asile, notamment en ravivant un groupe consultatif bilatéral sur ces questions. « Je ne suis plus dans le gouvernement et je ne peux donc pas juger des motivations à l’origine des politiques actuelles. […] Ce que je peux dire, c’est que plusieurs mauvaises décisions sont prises quand on évite de regarder les causes sous-jacentes. Pour commencer, pourquoi les gens demandent-ils l’asile ? » dit-il.

Si le Canada est « admiré » à travers le monde en matière d’accueil, Mme Meissner croit aussi que c’est en partie grâce à sa situation géographique : « Vous n’avez jamais eu le type de défis » que les États-Unis affrontent, dit-elle, puisque la frontière américaine « est accessible à des centaines de milliers de personnes qui quittent des conditions terribles ». Mais ce n’est pas pour refermer le débat, elle invite plutôt à préserver le soutien public pour l’immigration en « adaptant » les politiques.

À voir en vidéo