L’agonie du marquis de Montcalm

Le Devoir sort du cadre de l’Assemblée nationale dans cette série qui revisite les tableaux marquants de notre histoire politique. Aujourd’hui, La mort de Montcalm de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté.
Paris, 1901. Le peintre Suzor-Coté réfléchit au tableau qu’il soumettra au concours visant à orner le Salon rouge de l’hôtel du Parlement québécois. L’artiste originaire d’Arthabaskaville — aujourd’hui Victoriaville — pourrait représenter la fondation de Québec par Champlain, comme le fera son compatriote Henri Beau. Il opte plutôt pour la chute de la Nouvelle-France incarnée par la mort du général Louis-Joseph de Montcalm. Quoi de mieux que l’agonie d’un homme pour agrémenter les débats du « sénat » québécois ?
« Le thème de la mort était plus acceptable à l’époque », observe l’historien de l’art Laurier Lacroix. « Je crois comprendre que Suzor-Coté avait choisi ce thème dans le cadre de ses études. Il aurait donc recyclé un projet sur lequel il travaillait déjà », précise le spécialiste au Devoir.
La popularité du marquis de Montcalm est à son zénith au moment où Suzor-Coté le choisit pour son futur tableau. Le général incarne alors la figure du martyr vaincu devant les murs de la capitale de l’empire français d’Amérique au terme d’une lutte inégale contre l’envahisseur britannique. Sa statue est d’ailleurs accrochée depuis 1894 au-dessus de la porte centrale du parlement québécois… aux côtés de son vainqueur, James Wolfe.
Veillée funèbre
Montcalm a livré son ultime combat sur les plaines d’Abraham au matin du 13 septembre 1759. Blessé au bras et à la cuisse par la mitraille d’un canon, il est atteint d’une troisième balle au bas du dos lors de la déroute de son armée. Le projectile lui traverse les reins avant de ressortir par le bas-ventre en provoquant une inflammation du péritoine. Son agonie va s’étirer sur près de vingt heures.
Maintenu en selle par trois soldats, le général franchit la porte Saint-Louis sous le regard affolé des civils. Suzor-Coté aurait pu immortaliser ce moment tragique. Il y a d’ailleurs songé, comme en témoigne l’une de ses esquisses où l’on voit Montcalm représenté sous les traits d’une femme blessée faisant visiblement office d’allégorie de la Nouvelle-France. L’artiste préfère toutefois l’intimité de la maison du chirurgien Arnoux.

La noirceur de la pièce reconstituée par Suzor-Coté contraste avec la chemise blanche de Montcalm (1) qui laisse entrevoir un mince filet de sang. La scène est plutôt propre si l’on tient compte des blessures subies par le militaire âgé de 47 ans. « Le tronc n’a pas été percé de part en part sans qu’il y eût perte de sang considérable », écrit le docteur Gabriel Nadeau en 1940 dans une analyse médico-historique sur la mort du célèbre marquis.
Le calme du personnage esquissé par Suzor-Coté étonne également, considérant la douleur associée à sa blessure au bas-ventre que Nadeau compare à un coup de poignard. « Elle devient tout de suite d’une telle violence qu’elle masque tous les autres symptômes, explique le médecin. L’abdomen devient rigide comme du bois. Le diaphragme, qui cloisonne le thorax et l’abdomen, s’immobilise lui aussi. Et ce piston de pompe s’arrêtant, le ventre ne participe plus aux mouvements de la respiration. »

Montcalm cherche son souffle en repensant à son armée taillée en pièces par les forces britanniques du général Wolfe. « Le malade est dans une agitation d’esprit extrême ; mais son intelligence n’est nullement assombrie, précise le docteur Nadeau. Les yeux demeurent grands ouverts et achèvent de donner à la figure ce faciès si caractéristique des péritonites. Les extrémités se refroidissent et ce n’est que quand le tronc est pris à son tour que le malade perd connaissance pour mourir. »
Samouraï
Suzor-Coté n’a pas laissé de légende permettant d’identifier les personnages de son esquisse. On reconnaît néanmoins Mgr de Pontbriand (2) à son costume violet. Le peintre commet ici une première erreur en faisant entrer l’évêque dans Québec alors que le prélat canadien a passé l’été de 1759 à Charlesbourg, à l’arrière du camp retranché de Beauport.
Le personnage en vert (3) posté au chevet du mourant pourrait être l’apothicaire Joseph Arnoux ou l’un des chirurgiens de l’armée ayant annoncé à Montcalm qu’il ne pourrait pas admirer le lever du soleil du lendemain. « Au moins, je ne verrai pas les Anglais à Québec », aurait alors répliqué le marquis, friand de mots d’esprit.
L’historien René Chartrand, consulté par Le Devoir, est intrigué par la redingote de l’homme agenouillé (4) discutant avec Montcalm. « C’est une tenue civile, conclut le spécialiste des uniformes. Quant à l’identité, c’est à votre goût ! » Le candidat le plus plausible est Pierre Marcel, le fidèle aide de camp du marquis qui lui a servi de secrétaire et de messager depuis leur arrivée au Canada en 1756. « Je ne l’ai pas quitté un moment jusqu’à sa mort », écrira cet officier de l’ombre.
« C’est ainsi que mourut Montcalm ; de la mort la plus atroce et la moins souhaitable et comme un samouraï aurait voulu mourir : par le ventre ! »
La cuirasse de l’homme vêtu de rouge (5) témoigne de l’importance de ce personnage plongé dans ses pensées. Il pourrait s’agir du commandant de la garnison, le Montréalais Jean-Baptiste de Ramezay, qui signera la reddition de Québec cinq jours après la bataille des plaines d’Abraham. Le peintre lui fait toutefois trop d’honneur dans son esquisse en le revêtant de l’écharpe de l’Ordre militaire de Saint-Louis.
La gauche de la pièce est occupée par un peloton de soldats français du régiment de Guyenne ou de Languedoc, comme semblent l’indiquer les parements rouges (6) de leurs uniformes blancs. L’un d’eux est enveloppé de bandages pour illustrer la violence du combat des plaines d’Abraham, qui a fait près de 600 morts et blessés au sein de l’armée de Montcalm. Les survivants mettront des jours à se rétablir du choc de leur défaite qui s’avérera décisive dans le contexte d’une colonie asphyxiée par le blocus de la Royal Navy.
Suzor-Coté a sorti deux ursulines (7) de leur cloître afin de leur permettre d’assister aux derniers instants de Montcalm. Leur présence incongrue semble annoncer l’inhumation prochaine du général au sous-sol de leur chapelle, dans une fosse dont l’accès sera facilité par une bombe britannique passée à travers le plancher dans le courant de l’été.
Montcalm meurt avant l’aurore du 14 septembre 1759 d’une « péritonite aiguë généralisée consécutive à une plaie pénétrante de l’abdomen », pour reprendre le diagnostic de Gabriel Nadeau. « C’est ainsi que mourut Montcalm ; de la mort la plus atroce et la moins souhaitable et comme un samouraï aurait voulu mourir : par le ventre ! » conclut le médecin.
Palmier
L’oeuvre inachevée de Suzor-Coté est la représentation la plus réaliste des derniers instants du marquis de Montcalm. Nous sommes loin du dessin de François Watteau de 1779, qui fait mourir le général sur les plaines d’Abraham à l’ombre d’un palmier ajouté par son graveur afin de rehausser l’exotisme associé aux colonies américaines.
Suzor-Coté s’est investi à fond dans son projet, au point de sculpter des figurines pour déterminer l’agencement idéal de ses personnages autour du lit de Montcalm. L’artiste a toutefois rangé ses pinceaux avant d’avoir franchi le stade de l’esquisse qu’il signe en 1902. « Il semble avoir abandonné ce sujet au profit de son tableau célébrant Jacques Cartier », explique Laurier Lacroix.
La voie est libre pour le Champlain d’Henri Beau, qui ornera finalement le Salon rouge du parlement pendant près d’un quart de siècle avant d’être supplanté par le Conseil souverain de Charles Huot. Suzor-Coté ne reviendra pas à son Montcalm, qui est aujourd’hui exposé au Musée national des beaux-arts du Québec à un jet de pierre de la colonne Wolfe. L’oeuvre se trouve ainsi à l’arrière de la ligne de bataille britannique que le marquis français a vainement tenté de franchir le 13 septembre 1759.