Les silences de Pierre Poilievre

Chaque semaine, notre correspondante parlementaire à Ottawa Marie Vastel analyse un enjeu de la politique fédérale pour vous aider à mieux le comprendre.
Pierre Poilievre a beau avoir été acclamé à la tête du Parti conservateur notamment pour son franc-parler, il s’est rapidement métamorphosé, une fois élu, en chef de parti laconique. Les dossiers parlementaires sont évidemment débattus. Mais d’autres, menés de front par des provinces conservatrices sur des sujets d’incidence fédérale, sont tous délibérément ignorés. Une stratégie qu’acceptent pour l’instant les troupes de Pierre Poilievre, mais qui ne pourra pas durer indéfiniment.
Le contraste est tel que la démarche ne fait pas de doute. Depuis près de trois mois, jour pour jour, le chef Poilievre en dit le moins possible, limite ses interventions presque uniquement à l’enjeu de l’inflation, laisse son équipe commenter le reste, et s’assure ainsi de s’éviter les critiques ou de courir le risque de se faire accuser plus tard de revenir sur ses positions.
Il faut dire que Pierre Poilievre se prépare à affronter un premier test important avec l’élection partielle de lundi prochain dans Mississauga—Lakeshore. Une circonscription typique de la banlieue de Toronto, comme celles que les conservateurs auront besoin de remporter lors de la prochaine élection fédérale s’ils veulent espérer déloger le gouvernement de Justin Trudeau. La dernière fois que le Parti conservateur s’y est fait élire, c’est en 2011, lorsque Stephen Harper a décroché son unique mandat majoritaire.
Pierre Poilievre s’est donc peut-être astreint au silence en attendant ce scrutin. Mais la conjoncture canadienne fait en sorte que ce mutisme devient de plus en plus délicat. La majorité des provinces sont actuellement dirigées par des premiers ministres conservateurs ou à la droite de l’échiquier politique. Et trois d’entre eux revendiquent plus de souveraineté ou de pouvoirs à Ottawa, tandis qu’un troisième est accusé de mépriser les droits des francophones.
Autant de dossiers que les électeurs et partisans politiques pourraient s’attendre à voir un aspirant premier ministre commenter. Pierre Poilievre n’a cependant soufflé mot sur aucun d’entre eux.
Les stratèges conservateurs s’entendent pour dire que la prochaine élection fédérale ne portera de toute façon pas sur ces enjeux. Ils sont toutefois partagés à savoir si le chef peut pour autant s’abstenir de dire quoi que ce soit jusque-là.
Un vide comblé par autrui
La nature ayant horreur du vide, le Parti conservateur court le risque, en demeurant silencieux, « d’être une victime par association dans l’opinion publique », note Marc-André Leclerc, qui a été chef de cabinet de l’ancien chef Andrew Scheer. Les libéraux de Justin Trudeau ont d’ailleurs déjà commencé à définir les conservateurs et décider eux-mêmes de leurs positions sur certains dossiers. « Il est très difficile de sortir de cette trame narrative, une fois qu’elle a été établie dans l’esprit des gens », renchérit une autre stratège, qui a préféré s’exprimer de façon anonyme.
Pierre Poilievre aurait avantage, selon elle et M. Leclerc, à s’exprimer « le plus tôt possible ». Car ces enjeux litigieux se multiplient, et les silences du chef s’accumulent.
Les conservateurs fédéraux ont ainsi évité de se prononcer sur la Loi sur la souveraineté déposée par Danielle Smith en Alberta. En Saskatchewan, Scott Moe a présenté sa propre version édulcorée, aux objectifs tout aussi autonomistes. François Legault n’a pas renoncé à réclamer les pleins pouvoirs, ou à tout le moins un plus grand contrôle, en immigration. Et Blaine Higgs a réussi à faire enrager les francophones au-delà des frontières du Nouveau-Brunswick.
L’ancien stratège Yan Plante ne voit malgré tout pas d’urgence à ce que Pierre Poilievre se jette dans la mêlée. « C’est un piège à ours. Il ne gagne pas grand-chose à aller commenter. »
Les conservateurs ont été proches de la Coalition avenir Québec de François Legault dans les dernières années, mais M. Poilievre mise gros sur les votes des communautés culturelles et n’a donc pas nécessairement avantage à se lancer dans ce débat québécois. D’autant plus que l’appui tacite de M. Legault n’a pas livré de meilleurs résultats électoraux au scrutin fédéral.
En Alberta, bien qu’aucun député conservateur fédéral n’ait appuyé la candidature de Danielle Smith à la chefferie de son Parti conservateur uni, désavouer sa loi reviendrait à désavouer le sentiment d’aliénation partagé par une majorité d’Albertains. Et l’élection de mai prochain risque de sceller le sort de Mme Smith, et de sa loi, avant qu’un chef fédéral n’ait à s’en occuper.
L’équipe de Pierre Poilievre persiste donc à dire, sur la place publique, que ce sont tous des enjeux provinciaux qui appartiennent aux provinces concernées. « On observe. On prend acte. Mais pour le reste, on n’a pas besoin d’aller plus loin pour l’instant », est venu répéter le lieutenant québécois, Pierre Paul-Hus.
Un test électoral et de loyauté
Les prochains mois diront si Pierre Poilievre n’attendait que l’élection partielle de lundi avant de retrouver son éloquence d’antan.
Le retour prévu cet hiver d’un nouveau convoi de manifestants à Ottawa risque en outre de le contraindre à se prononcer, après avoir évité le sujet pendant des mois. Le chef soutiendra-t-il cette seconde manifestation, alors qu’une majorité de Canadiens appuient la décision du gouvernement Trudeau d’avoir invoqué la Loi sur les mesures d’urgence pour se débarrasser de la première occupation ? Ou reniera-t-il cette fois-ci les protestataires, tout en courant le risque de froisser certains de ses propres partisans ? Il y a fort à parier que le chef choisira la première option.
Mais d’ici là, sur les fronts des provinces, plus le temps passe, plus Pierre Poilievre s’expose à ce que ce ne soit plus seulement ses rivaux qui comblent ses silences, mais aussi ses propres élus.
Fort d’une victoire décisive à la chefferie de son parti, Pierre Poilievre a les coudées franches, et son équipe lui fait confiance. Or, s’il échoue à remporter l’élection dans Mississauga—Lakeshore, la discipline de ses troupes pourrait bien s’éroder. Et le chef pourrait avoir à répondre des sorties de ses propres députés, après leur avoir imposé le silence pour éviter justement le tumulte.