Trudeau n’entend pas se faire forcer la main par la popularité de Legault

Le premier ministre Justin Trudeau
Photo: Manu Fernandez Associated Press Le premier ministre Justin Trudeau

Quoi qu’en pense — ou quoi qu’espère — François Legault, Justin Trudeau ne se sent pas lié par la taille du caucus dont risque d’hériter le chef de la Coalition avenir Québec après les élections d’octobre prochain. Brandissant la Charte canadienne des droits et libertés, le premier ministre fédéral martèle qu’une majorité parlementaire, si importante soit-elle, n’équivaut pas à donner la permission à un gouvernement d’imposer ses idées.

« La Charte existe pour contrer, pour s’assurer que malgré les majorités populaires ou populistes, on arrive à garantir la protection de tous », a fait valoir le premier ministre Trudeau, en entrevue exclusive avec Le Devoir en marge du sommet de l’OTAN à Madrid, jeudi. « C’est pour ça qu’une [telle] charte, au sein d’une démocratie où la majorité mène, elle a sa valeur. »

En évoquant des majorités « populaires ou populistes », M. Trudeau estime-t-il que François Legault est un dirigeant de la seconde trempe ? « On verra », répond-il. « Il joue certainement sur des enjeux qu’on a déjà vus, bien souvent, dans les élections québécoises : l’identité nationale, l’identité québécoise, francophone. » Des thèmes qui ont été abordés dans le passé.

« On ne critique personne pour ça », insiste le premier ministre fédéral. « Mais c’est quelque chose qu’on a déjà vu. On voit que ça n’amène pas toujours une société des plus productives ou positives. »

Au congrès de la CAQ, fin mai, à quatre mois du scrutin québécois, François Legault avait annoncé qu’il allait « travailler fort » lors de la campagne électorale afin de décrocher « un mandat fort pour aller négocier avec Ottawa ». Le premier ministre caquiste a entre autres dans sa mire davantage de pouvoirs pour le Québec en matière d’immigration, qu’il réclamera de nouveau au fédéral.

La stratégie avait été la même en 2018, mais Justin Trudeau et son gouvernement avaient alors ignoré les demandes de M. Legault. La CAQ attirerait toutefois aujourd’hui 42 % des intentions de vote au Québec et récolterait 95 des 125 sièges de l’Assemblée nationale, selon les données du site d’agrégation de sondages Qc125.

Nonobstant, Justin Trudeau — qui insiste sur le fait qu’il a conclu de nombreuses ententes avec M. Legault malgré leurs désaccords — n’a pas nécessairement l’intention de répondre favorablement cette fois-ci non plus aux réclamations de son homologue québécois. « Qu’est-ce qu’il veut, exactement, avec plus de contrôle sur l’immigration ? […] Plus d’immigration francophone ? C’est ce qu’on va livrer », réplique M. Trudeau aux visées potentielles de M. Legault.

« Je n’ai pas encore vu de justification, outre de la politique, de dire qu’au Québec on veut avoir plus de contrôle en raison de ce côté nationaliste — pour ne pas utiliser un mot plus fort du passé de M. Legault », commente-t-il sans prononcer ce mot : « souverainiste ».

Trudeau s’excuse du fiasco des passeports

Justin Trudeau reconnaît que son gouvernement a failli à la tâche avec les cafouillages des dernières semaines dans les bureaux de passeports et les files d’attente interminables pour se procurer le document de voyage.

« Je prends ma part de responsabilité en tant que [chef du] gouvernement. Je m’excuse, aussi », a-t-il affirmé en entrevue au Devoir.

Le premier ministre se dit bien conscient des maux de tête occasionnés par les retards dans la délivrance des passeports, particulièrement dans la région de Montréal. « J’ai eu à m’excuser moi-même à des amis, qui m’ont écrit pour me dire qu’ils ont dû passer deux nuits dehors, mais qu’ils ont finalement eu le passeport de leur enfant, raconte-t-il. Ça n’aurait pas dû se passer. »

M. Trudeau répète que son gouvernement « voyait venir » l’importante hausse du nombre de demandes de passeport, avec l’arrivée des vacances estivales, la liberté retrouvée de voyager et l’accalmie espérée de la pandémie. Le fédéral a d’ailleurs embauché des centaines de fonctionnaires de plus dès janvier, rappelle-t-il, et s’affaire à en réaffecter des centaines d’autres.

« Le Québec a déjà plus de contrôle sur l’immigration que n’importe quelle autre province. C’est déjà gros », tranche-t-il, semblant couper court au débat avant même qu’il ne soit lancé sur le terrain électoral québécois cet été.

Contre la « loi 96 » pour protéger les minorités francophones

Des libéraux fédéraux ont en revanche pris part au débat entourant l’adoption de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (l’ancien projet de loi 96) en manifestant dans les rues de Montréal avec ses opposants.

Les tergiversations du Parti libéral du Québec sur le sujet ont laissé un vide quant à la représentation politique de ces citoyens, un manque que certains libéraux fédéraux ont senti le besoin de combler.

Justin Trudeau nie que ce contexte ait influencé son gouvernement à annoncer, dix jours plus tard, qu’il interviendrait en Cour suprême dans le dossier de la Loi sur la laïcité de l’État (l’ancien projet de loi 21) et qu’il laissait aussi la porte ouverte à le faire sur la « loi 96 ».

« C’est indépendant de ça. J’ai été clair depuis le début que je ne suis pas d’accord avec la “loi 21” », rétorque-t-il. « Je suis là pour défendre les minorités de langues officielles », et ce, autant dans le reste du Canada qu’au Québec, ajoute-t-il. « On ne peut pas séparer les deux. En vulnérabilisant les minorités anglophones au Québec, on vulnérabilise aussi les minorités francophones hors Québec. »

Quant à ses élus qui ont manifesté haut et fort leur opposition à la « loi 96 », Justin Trudeau argue qu’il dirige un parti rassemblant une diversité de points de vue. « Mais de voir des députés se lever pour défendre des libertés fondamentales, moi, ce n’est pas ça qui me choque. Au contraire. »

Des craintes pour la sécurité… de sa famille

Les derniers mois en politique fédérale ont été marqués par une escalade du niveau de menaces à l’endroit du premier ministre, mais aussi des parlementaires de tous les partis. Il y a en outre eu quelques accrochages avec des citoyens mécontents.

Préoccupé, Justin Trudeau avoue ne pas connaître la solution parfaite à ce problème : il faut trouver le juste équilibre qui protégera les élus (pour ne pas décourager d’éventuelles recrues de se lancer en politique, entre autres) tout en préservant l’accès aux politiciens dont profitent les citoyens canadiens, opine-t-il.

Ce qui le tracasse surtout dans ce climat social, c’est la pression que subissent ses enfants. Son fils Xavier, 14 ans, s’est inquiété de voir qu’un acteur de la série Riverdale, qu’il regardait, venait de tuer sa propre mère et voulait ensuite tuer le premier ministre Trudeau, son père à lui.

Et la crainte que son travail à la tête du gouvernement canadien ne menace la sécurité de sa famille. « L’idée que ce que je fais pourrait les mettre en danger me met tout à l’envers. Et c’est difficile aussi pour [mon épouse] Sophie. On a beaucoup de conversations à ce sujet. » Depuis que des camionneurs et des « manifestants pour la liberté » ont paralysé le centre-ville d’Ottawa cet hiver, le bureau de Justin Trudeau ne précise plus dans son itinéraire quotidien où il se trouve dans la « région de la capitale nationale ».

Le premier ministre affirme avoir invoqué à contrecœur la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à l’occupation d’Ottawa. « Ça ne me tentait vraiment pas. » Pour des raisons personnelles, puisqu’il a « vécu les conséquences » de la décision de son père d’invoquer la Loi sur les mesures de guerre (l’ancêtre de la Loi sur les mesures d’urgence) en 1970. Puis parce qu’il s’agissait d’une « grosse mesure », « une mesure de dernier recours ».

Le dossier ukrainien

 

Justin Trudeau vient de passer dix jours sur la route aux sommets des leaders du Commonwealth, du G7 et de l’OTAN, où il a annoncé une série de mesures d’aide financière et militaire pour l’Ukraine et a martelé jour après jour que ces alliances devaient tenir tête à la Russie et dénoncer son invasion.

Trois semaines plus tôt, il était révélé qu’une haute diplomate du ministère des Affaires étrangères venait d’assister à une réception à l’ambassade de Russie. Le premier ministre se retient de prononcer de gros mots sur le sujet avant d’avouer avoir été « surpris et frustré ». Il croyait que son gouvernement avait été clair, dans sa condamnation et sa volonté d’ostraciser la Russie. Et donc que « de s’engager de façon sociale avec la Russie chez l’ambassadeur russe, ça n’aurait pas dû se passer ».

 

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



À voir en vidéo