Ottawa participera à la contestation de la «loi 21» devant la Cour suprême

Tout en exprimant ses « inquiétudes » par rapport au projet de loi 96 adopté mardi par Québec, le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a annoncé mercredi que son gouvernement livrerait ses arguments contre la Loi sur la laïcité de l’État québécois devant la Cour suprême.
« Une fois que la Cour d’appel [aura] tranché, on [ira] devant la Cour suprême pour donner notre opinion là-dessus », a déclaré celui qui est également procureur général du Canada. Il « n’exclut pas » non plus de mener aussi une contestation contre la réforme de la Charte de la langue française adoptée mardi par l’Assemblée nationale.
Le point de presse tenu en matinée par David Lametti a été passablement chaotique : le ministre de la Justice a notamment été interrompu par un militant pour la Palestine, des autobus et des véhicules d’urgence alors qu’il s’adressait aux journalistes depuis sa circonscription montréalaise de LaSalle–Émard–Verdun.
Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, n’a jamais complètement fermé la porte à une aide fédérale à la contestation judiciaire de la Loi sur la laïcité de l’État. Il a toutefois déclaré à plusieurs reprises qu’il laisserait les Québécois contester eux-mêmes l’interdiction imposée à certains fonctionnaires en position d’autorité (les agents de la paix, les procureurs et les enseignants, entre autres) d’afficher des signes religieux dans le cadre de leurs fonctions.
« On a dit dès le début qu’on voulait laisser la place aux Québécois et Québécoises devant les tribunaux, mais une fois que ça arrive devant la Cour suprême du Canada, c’est par défaut un enjeu national. On y sera pour y livrer nos arguments », a noté le ministre David Lametti mercredi.
La décision d’Ottawa de participer à la contestation de la « loi 21 » devant le plus haut tribunal du pays n’« a pas de bon sens », a de son côté dénoncé le premier ministre québécois, François Legault.
« C’est un manque de respect flagrant de Justin Trudeau envers les Québécois », a-t-il lancé à sa sortie du Salon bleu, où il a été informé de l’entrée du procureur général du Canada dans les rangs des opposants à la loi québécoise. « Justin Trudeau vient dire : “Moi, je vais aller me mêler de ça et je vais aller contre la volonté d’une majorité de Québécois.” »
La disposition de dérogation dans la mire d’Ottawa
Sans vouloir dévoiler tout son argumentaire, le ministre fédéral de la Justice s’en est pris mercredi à l’utilisation par Québec des dispositions de dérogation des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés, qui permettent d’y soustraire certaines lois.
« Nous avons des inquiétudes sur l’emploi préemptif de la “clause dérogatoire”. […] C’était [censé] être le dernier mot dans le dialogue entre les tribunaux et les [assemblées législatives], pas le premier mot. Et quand c’est employé comme premier mot, ça coupe le débat politique. Et comme la Cour supérieure l’a noté, ça coupe aussi la révision juridique. Dans une démocratie, ce n’est pas souhaitable », a expliqué David Lametti.
En avril 2021, le juge Marc-André Blanchard avait maintenu l’interdiction du port de signes religieux imposée à certains fonctionnaires en vertu de l’application de ces dispositions de dérogation. Le juge de la Cour supérieure du Québec avait toutefois émis des réserves quant à leur utilisation « excessive », et avait soustrait les commissions scolaires anglophones de cet interdit vestimentaire.
La Loi sur la laïcité de l’État est présentement devant la Cour d’appel du Québec, qui n’a pas encore entendu l’affaire.
Le gouvernement Trudeau aurait toutefois pu faire entendre bien plus vite ses arguments en envoyant lui-même la cause en Cour suprême, précise Patrick Taillon, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval. « Le fédéral est le seul à avoir ces outils-là, mais il choisit de ne pas les utiliser », dit-il, évoquant des raisons politiques — une division au sein du caucus libéral, par exemple — qui pousseraient le gouvernement à faire traîner la cause.
Selon le constitutionnaliste, les critiques du ministre Lametti contreviennent aussi au « compromis » établi en 1982 pour que la Charte canadienne des droits et libertés soit inscrite dans la Constitution. « Sans la [disposition de] dérogation, il n’y aurait jamais eu de charte », rappelle-t-il.
Tant le Bloc québécois, à Ottawa, que le Parti québécois, à Québec, se sont d’ailleurs scandalisés de la sortie du ministre Lametti, qu’ils perçoivent comme un affront à la démocratie parlementaire québécoise. « Lorsque les élus de l’Assemblée nationale parlent et votent une loi, la loi est en vigueur le lendemain matin parce qu’on est en démocratie », a fait valoir mercredi Paul St-Pierre Plamondon.
Le chef péquiste suspecte son ancien professeur de droit de vouloir tuer l’emploi préemptif de la disposition de dérogation prévue à la Charte canadienne des droits et libertés. « Si on consent à ce que vient de dire M. Lametti, on consent à tomber dans un gouvernement de juges, où il va falloir attendre des années avant de savoir si une loi dûment votée par un Parlement a le droit d’exister et d’être en vigueur. Ça n’a aucun sens », a-t-il déclaré.
Des « inquiétudes » liées au projet de loi 96
Quant au projet de loi 96 adopté mardi par Québec, le ministre fédéral de la Justice a dit attendre de voir sa mise en œuvre avant de décider de la suite. Parmi ses « inquiétudes », il a évoqué l’accès des Québécois anglophones aux systèmes de justice et de santé ainsi que les conséquences possibles de la loi sur les immigrants et les Autochtones.
Le premier ministre Legault a également sourcillé en entendant ces critiques mercredi.
« Il va falloir un moment donné que le gouvernement fédéral comprenne qu’il y a un gouvernement à Québec qui adopte des lois pour défendre les valeurs [québécoises], pour défendre la langue française, avec l’appui d’une majorité de Québécois », a noté celui qui sera en campagne électorale l’automne prochain.
Avec Marco Bélair-Cirino