Les failles de la défense canadienne éclairées par la guerre en Ukraine

Le premier ministre Justin Trudeau et d’autres dirigeants occidentaux se réunissent jeudi à Bruxelles afin de coordonner la réplique de l’OTAN à l’attaque russe en Ukraine. Une bonne occasion de rappeler tout ce qui ne va pas depuis bien avant ce conflit avec la politique de défense, les budgets militaires et l’armée du Canada.
Sitôt la nouvelle guerre européenne commencée, le Canada a envoyé à l’armée ukrainienne quelques tonnes de munitions, 7500 grenades et environ 4500 lance-roquettes M72 conçus dans les années 1960. Ottawa a aussi promis de déployer 460 soldats de plus en Europe, qui s’ajouteraient aux 915 déjà sur le terrain, dont 540 en Lettonie. Un deuxième navire de guerre et une batterie d’artillerie viennent de quitter le pays à destination du Vieux Continent. Une réserve de 3400 militaires canadiens se tient prête au cas où.
L’effort en matériel se compare (quantitativement) à celui du Danemark et des Pays-Bas, d’autres membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Seulement, avec ses seuls maigres efforts, le Canada atteint déjà ses limites logistiques, et cette absence de marge de manœuvre en dit long, très long sur l’état de la défense nationale du deuxième pays au monde en superficie.
« Ça fait 15 ans qu’on devrait avoir de nouveaux avions de chasse et nos frégates doivent être changées, dit Rémi Landry, professeur associé de l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et lieutenant-colonel retraité. Le Canada passe pour un resquilleur auprès des alliés, et depuis longtemps. Ça ne me surprend donc pas que les Américains ne nous aient même pas demandé de contribuer à leurs nouvelles forces antichinoises dans le Pacifique. On n’a pas ce qu’il faut pour suivre. »
Les dépenses militaires d’Ottawa totaliseront 25 milliards cette année, soit environ 1,4 % du PIB, loin des 2 % demandés aux membres de l’OTAN. Les États-Unis, mégacaserne mondiale, consacrent 4 % de leur PIB au secteur et dépensent en dix jours l’équivalent annuel de leur voisin nordique.
En avant, marche !
On mesure déjà les effets sonnants et trébuchants de l’invasion de l’Ukraine, du retour de la guerre froide, voire du début d’une troisième guerre mondiale (comme le dit le président ukrainien, Volodymyr Zelensky). L’Allemagne a annoncé des hausses substantielles de ses budgets de défense. Le Canada pourrait donc se mettre au pas. Justin Trudeau devrait promettre aux alliés de l’OTAN, à Bruxelles, jeudi, d’augmenter les budgets et les capacités militaires nationales dans les prochaines années.
Seulement, pour faire quoi et comment ? « On doit acheter de nouvelles frégates, de nouveaux avions de chasse, embaucher et former des militaires, mais sans cadre stratégique, sans objectifs clairs de ce qu’on veut défendre », dit Justin Massie, professeur titulaire de science politique à l’UQAM et codirecteur du Réseau d’analyse stratégique.
« Nous avons une politique de défense [Protection, sécurité, engagement, 2017], qui dit que l’objectif est de défendre le Canada, ce qui me semble vague et ne dit rien des menaces, affirme le professeur. Et puis, nous n’avons pas de politique étrangère. Nos gouvernements ont la fâcheuse manie de ne pas vouloir définir nos intérêts, préférant une diplomatie dite de principes qui énonce des valeurs fondamentales [comme l’égalité hommes-femmes]. »
Il faut remonter au temps de Brian Mulroney et de Pierre Elliott Trudeau, soit avant la fin de la guerre froide, pour trouver ici un cadre d’action clair et étoffé. « Depuis 2001 et la montée en puissance de la Chine, on aurait dû accoucher d’une plus grande réflexion sur les affaires étrangères pour définir ce qu’on doit défendre, par rapport à quelles menaces et quels risques », poursuit M. Massie. En plus, la guerre déclenchée le mois dernier en Ukraine semble bien l’aboutissement d’une agression amorcée en 2014 avec l’annexion de la Crimée par la Russie, voire en 2008 avec la prise de la Géorgie.
Assurances tous risques
Le noyau dur de l’ex-URSS redevient-il donc l’ennemi principal du Canada, comme entre 1945 et 1991 ? Le problème se complexifie, puisque les crises sanitaires, économiques ou climatiques se superposent aux enjeux militaires. Un colloque sur les orientations stratégiques du pays (« Enjeux sécuritaires, enjeux diplomatiques »), tenu en ligne mercredi matin, a permis à des experts de proposer différentes réponses :
L’anomie. Une grave crise politique semble prendre naissance dans le monde occidental, et la récente occupation d’Ottawa serait un signe inquiétant de l’arrivée au Canada d’un courant extrémiste stimulé par la crise pandémique. Au pays, une personne sur dix défend à fond des thèses complotistes, et jusqu’à deux sur dix les épousent en partie. « Nous sommes vulnérables parce que nous avons du mal à reconnaître que les sociétés démocratiques sont beaucoup plus fragiles que ce qu’on croit », a indiqué le professeur David Morin, de l’Université de Sherbrooke.
L’Arctique. Le vaste territoire revient constamment dans les discussions stratégiques. Plusieurs participants au colloque de mercredi s’entendent pour conclure qu’il faut revoir la participation canadienne au NORAD (le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord), et construire de nouveaux radars pour surveiller la menace des missiles hypersoniques tout en patrouillant et en sécurisant l’immense territoire avec des drones et des brise-glace.
Les changements climatiques. Les grands bouleversements vont aller en s’aggravant et vont finir par mettre à l’envers des continents entiers, entre autres en faisant des dizaines de millions de réfugiés. Camille Raymond, étudiante à l’UQAM, a souligné que les Forces devraient aussi tenir compte de l’empreinte écologique de leurs équipements à remplacer.
Le manque de main-d’œuvre. Le Canada devra faire face à des problèmes d’effectifs alors que son armée, appauvrie, asséchée, se trouve de plus en plus sollicitée partout pour toutes sortes de tâches non militaires. L’armée de terre canadienne ne compte que 22 500 membres à temps plein et presque autant de réservistes. Il faut ajouter les beaucoup plus petites forces navales, aériennes et spéciales. Environ 12 000 postes restent à pourvoir. La pandémie a eu des répercussions sur le recrutement et l’entraînement.
Par contre, il ne manque pas de généraux, selon l’ancien lieutenant-colonel Rémi Landry. Le plan de 2021 des Forces prévoit 118 postes permanents de général et d’officier général dans la Force régulière et la Force de réserve. « On n’a pas les 68 000 hommes qu’on devrait avoir. Mais on a des généraux pour une armée d’environ 150 000 hommes. On devrait peut-être plus investir pour donner des services », dit-il en proposant une analogie avec la bureaucratie en santé, réputée sclérosante…