Pourquoi le vert est-il la couleur écolo?

Dans cette série, Le Devoir s’intéresse aux couleurs de la politique. Aujourd’hui, place au vert, teinte longtemps honnie, maintenant associée à l’engagement en faveur de notre planète bleue.
Le premier Jour de la Terre a été organisé aux États-Unis le 22 avril 1970. Des millions de marcheurs, surtout des étudiants, sont descendus dans les rues des villes pour « exprimer une révolte légitime contre la pollution de l’air, de l’eau, du paysage par la société industrielle moderne », selon le résumé publié en une du Devoir le lendemain.
Tous les logos utilisés alors étaient plus ou moins bleus, avec des variantes introduisant ici une baleine, là un soleil levant.
Les astronautes d’Apollo 11 venaient de fouler la « magnifique désolation » de la Lune. Les images de l’exploration spatiale naissante renforçaient la réalité de la Terre comme planète bleue.
Alors, pourquoi les mouvements et les partis politiques voulant préserver et restaurer l’environnement ont-ils adopté par la suite le vert comme couleur distinctive ? Gaia (« la Terre comme être vivant », selon la formule de 1972 de l’écologiste britannique James Lovelock) a une teinte. Pourquoi ses protecteurs en ont-ils finalement choisi une autre ? Pourquoi le vert, plutôt que le bleu, est-il devenu la couleur de la rédemption planétaire ?
Le journal suisse Le Temps a récemment proposé une réponse à la question. La vidéo en ligne fait le lien avec le symbole, puis le drapeau de l’écologie (vert, jaune et blanc) créés par le célèbre designer Ron Cobb (1937-2020), mais aussi avec l’organisation canadienne Greenpeace, née à Vancouver il y a 50 ans exactement. Ses fondateurs avaient choisi cette double référence au vert et à la paix parce qu’ils protestaient contre des essais nucléaires et la guerre du Vietnam en même temps qu’ils militaient pour l’écologie.
« L’appellation “planète bleue” est assez récente. En revanche, l’association de la couleur verte à la nature et au ressourcement est répandue depuis longtemps. Rousseau en parlait déjà dans ses ouvrages au XVIIIe siècle », explique Agnès Le Rouzic, porte-parole de Greenpeace Canada depuis une dizaine d’années. On l’a jointe dans sa Bretagne natale, où elle est retournée vivre depuis un an.
« Le vert, avant d’être une couleur politique, c’est le vert de la végétation, celui des arbres. Et c’est à cette référence que s’associe le mouvement écologiste d’aujourd’hui. Le vert est présent dans ce sens depuis des décennies, voire des siècles, et Greenpeace n’a fait que le rendre plus visible encore. »
Un Québec écolo
Yves Hébert a lui-même suivi sur une longue période le développement de la prise de conscience environnementale au Québec en proposant Une histoire de l’écologie (le titre de son livre de 2006), qui pose des « regards sur la nature des origines à nos jours » (son sous-titre).
« Avant les années 1930, la science était très limitée au Québec, raconte-t-il en entrevue. Le clergé s’en occupait dans les collèges classiques et n’enseignait pas n’importe quoi. Le darwinisme était banni. L’écologisme n’était pas au programme, et encore moins l’idée d’une politique verte. Mais dès la fin du XVIIIe siècle, et surtout au XIXe siècle, ici aussi on défendait le concept d’un sentiment de la nature, d’un environnement à protéger, à conserver. »
Se « mettre au vert », à l’abri des villes en développement, devient attirant pour les classes fortunées. Les clubs de chasse et pêche naissent et deviennent les premiers promoteurs de la protection du gibier, des oiseaux migrateurs, des poissons, alors que le développement sauvage surexploite les ressources. L’homme politique Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908) et d’autres réclament dès les années 1860 des lois pour protéger la forêt. La réserve faunique des Laurentides et le parc national du Mont-Tremblant sont créés en 1895, puis viennent celui de la Gaspésie (1937) et celui du Mont-Orford (1938).
Des ministères consacrés à la forêt et aux pêcheries sont créés au tournant du XXe siècle (oui, oui, avec leurs penchants pour l’industrie). On commence à réglementer davantage les exploitations de « ressources naturelles ». « Le vert commence alors à s’installer dans le monde politique », résume M. Hébert.
Le mouvement associatif amorce aussi son travail d’éducation populaire : la Société de protection des oiseaux de la province de Québec est créée à Montréal en 1917 ; les premiers clubs 4-H dans les années 1920 et 1930 ; la Société linnéenne du Québec en 1929 ; le Club des ornithologues de Québec en 1955. Une multitude de camps d’été naissent partout sur le territoire.
« Après la Seconde Guerre mondiale, on voit poindre une prise de conscience des problèmes, de la pollution surtout, ajoute M. Hébert. Les écologistes des années 1970 faisaient partie des clubs 4-H dans leurs années de formation. Ce lien est important : les écologistes ne sont pas nés comme ça spontanément. »
Le spécialiste a recensé 700 articles sur la pollution dans les quotidiens québécois pour la seule année du premier Jour de la Terre. Les décennies suivantes s’avèrent centrales pour le développement du militantisme écolo, avec des causes successives : ce fut d’abord la pollution de l’air et de l’eau, puis les pluies acides, et finalement le développement durable et les changements climatiques d’aujourd’hui.
Le Front commun québécois pour les espaces verts, qui deviendra l’Union québécoise pour la conservation de la nature, puis Nature Québec, voit le jour en 1981. L’organisme compte désormais une quinzaine d’employés, 90 000 membres et une quarantaine de groupes affiliés. Son logo en forme de feuille insère un N dans un Q. Il est tout vert. Comme le logo des Clubs 4-H avec sa feuille d’érable verte, toute verte.
L’effet Die Grünen
La formation Die Grünen (Les verts), de plus en plus forte en Allemagne, aurait été déterminante pour l’expansion mondiale de la nouvelle appellation contrôlée. Les mouvements politiques suisses écologistes ont par exemple d’abord opté pour le bleu, le vert étant employé par d’autres formations — ici, le Crédit social l’utilisait depuis les années 1930.
Il existe maintenant une Charte des verts mondiaux (Global Greens) rassemblant des formations de plus de 100 pays et plus de 400 députés de différents parlements. Ils se disent écologistes, de l’environnement (Norvège), de la jeunesse (Slovénie), pour une « alternative » (Danemark), mais la grande majorité se présente comme verds, gröna, verd… comme verts, quoi.
Le Parti vert du Canada, fondé en 1983, est membre des Verts mondiaux. Seulement, en ce moment, les verts canadiens voient rouge, ont les bleus et broient du noir.
La cheffe Annamie Paul a été les derniers mois à couteaux tirés avec son conseil central à propos du problème israélo-palestinien, du conflit violent de mai entre Israël et le Hamas, d’accusations de racisme et d’antisémitisme, et on en passe, et des sujets plus loin encore de l’écologie. Les querelles intestines ont entraîné plusieurs démissions et la défection de la députée Jenica Atwin, qui a rejoint les libéraux fédéraux.
Cette crise politique n’empêche pas d’autres luttes de se poursuivre par d’autres moyens. Puis, les verts performent parfois très bien aux urnes ailleurs dans le monde. Die Grünen sont à la porte du pouvoir à Berlin et devraient jouer un rôle central dans l’Allemagne fédérale post-Merkel. « L’écologie n’appartient pas qu’aux partis verts, dit Agnès Le Rouzic. Il faut aussi souhaiter que d’autres partis s’emparent de la question. »
Couleur mal aimée, couleur sacrée
Le choix du vert comme symbole coloré de l’écologie n’a rien de naturel. Avant de le devenir, le vert était un mal-aimé de la palette. Les Grecs anciens n’avaient pas de mot pour le désigner. Les peintres ont longtemps eu de la difficulté à produire cette teinte. Pendant des siècles, elle symbolisait en plus le désordre, le poison, toutes les créatures maléfiques. Dans les poèmes arthuriens, le Green Knight incarne peut-être le diable lui-même. Un film sur cette légende vient d’ailleurs de sortir.
Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle, et encore plus au XXe, que cette couleur a commencé à évoquer la nature et, par la suite, la santé, le sport et l’écologie. « Le vert se revalorise lentement lorsque les habitants des villes se sentent de nouveau attirés par la campagne, la nature, la végétation, écrit Michel Pastoureau dans le livre qu’il a consacré à cette teinte. Plus récemment, ces vertus prêtées au vert ont été portées au paroxysme et ont pris une dimension éthique. Tout se doit d’être vert, couleur apaisante et salvatrice. »
Le vert arrive maintenant en deuxième place (avec de 15 à 20 % des voix) des couleurs préférées dans certains sondages européens, après le bleu qui domine la moitié des réponses. L’historien Pastoureau note que le mot lui-même devient une idéologie, une position politique, un engagement. Il semble presque impossible de détacher la couleur de ses dimensions écologistes actuelles, comme il y a quelques décennies le rouge était immanquablement prisonnier d’une symbolique communiste très forte.
L’écologisme n’est d’ailleurs pas la seule perspective sur le monde à se réclamer de la teinte verte. L’islam se l’est appropriée il y a presque 1000 ans, notamment parce que le prophète Mahomet la préférait entre toutes. Le drapeau de l’Arabie saoudite reproduit sur cette couleur typique la chahada, la profession de foi musulmane proclamant qu’Allah est la seule divinité et Mahomet, son messager. Ce drapeau où apparaît aussi un sabre de conquête n’est jamais mis en berne. Pour les musulmans, le vert est « constamment pris à bonne part », note encore Michel Pastoureau. Sa symbolique est associée à celle du paradis, du bonheur, des richesses, de l’eau, du ciel et de l’espérance. « Le vert est devenu une couleur sacrée. »