Procès en destitution de Trump: sous la terreur d’un ancien président

Le stratège démocrate Robert Lehrman, qui dans le passé a travaillé pour Al Gore, aime les grands espaces et les métaphores animalières, y compris pour parler de politique.
« Imaginez-vous dans la nature sauvage du Manitoba face à un grizzly géant blessé, dit-il en entrevue au Devoir. Vous aimeriez bien tuer l’ours. Le problème, c’est qu’il donne l’impression qu’il va charger. Et la meilleure chose à faire dans ce cas-là, c’est de jeter votre nourriture et de fuir ! »
Il ajoute : « Donald Trump, c’est l’ours. Même blessé, il est toujours dangereux. »
À la veille de l’ouverture du deuxième procès en destitution de l’ex-président américain, la semaine prochaine, voilà qui résume l’état d’esprit dans lequel se trouvent désormais bien des élus républicains à Washington. Pris entre l’envie de tourner la page sur quatre années de trumpisme en destituant l’artisan du marasme américain et les conséquences délétères qu’une telle décision pourrait avoir sur leur avenir politique et celui de leur parti.
Une ambivalence plus que perceptible et qui, pour une deuxième fois en un an, pourrait éviter au milliardaire autoproclamé l’odieux d’une condamnation pour avoir incité à l’insurrection ses fidèles radicalisés le 6 janvier dernier. C’est ce que l’acte d’accusation, adopté par la Chambre des représentants au lendemain de l’émeute, lui reproche.
« Il y a très peu d’avantages politiques pour les républicains à voter pour la destitution de Donald Trump », résume Cornell W. Clayton, directeur du Thomas S. Foley Institute for Public Policy and Public Service, joint à Washington cette semaine. « Cela leur garantirait surtout le chagrin des électeurs de l’ex-président dans leurs États. » Quelque 74,2 millions d’Américains ont voté pour lui en novembre dernier. « Et cela les placerait devant une possible défaite lors des prochaines élections. »
Paradoxalement, pour les tenants d’un renouveau au sein du Grand Old Party (GOP), comme le représentant de l’Illinois, Adam Kinzinger, qui cette semaine a lancé une campagne appelant son parti à ne plus faire le commerce de discours belliqueux fondés sur les mensonges et les théories du complot, une destitution de l’improbable président aurait pourtant l’avantage d’être un pas dans la bonne direction. Le Sénat pourrait par la suite voter pour empêcher l’ex-occupant de la Maison-Blanche de se présenter à un poste électif dans l’avenir.
Mais l’emprise de Donald Trump, et de sa famille, sur la formation politique est telle que très peu d’élus de la droite américaine osent vraiment envisager ce scénario. Et pour cause.
C’est qu’en quittant Washington, le 20 janvier dernier, l’ours blessé est resté en effet cryptique sur son avenir politique, au lendemain d’une défaite qu’il n’a jamais acceptée, en annonçant qu’il allait revenir « d’une manière ou d’une autre ». Une formule lancée un peu pour rassurer sa base, mais surtout pour mettre en garde les membres du Parti républicain qui chercheraient à se débarrasser de lui.
Car l’ours est malin. Il laisse planer depuis plusieurs semaines l’idée de fonder un nouveau parti politique, le Patriot Party, pour se remettre à gronder sur la scène politique, après la pause de « quelques mois » qu’il dit désormais vouloir prendre. Et cette perspective est forcément une source d’angoisse pour les républicains.
S’enrichir et faire peur
« Donald Trump n’a aucun intérêt réel à créer un tiers parti, à moins que le GOP ne se retourne contre lui, explique Cornell W. Clayton, qui enseigne la politique américaine à la Washington State University. Mais son évocation a un double avantage pour lui. Cela lui offre un moyen de collecter des fonds, pour son enrichissement personnel, ce qu’il sait très bien faire, et de menacer au passage les sénateurs républicains en leur disant : “Destituez-moi, à vos risques et périls. Si vous le faites, je formerai un tiers parti et vous perdrez les prochaines élections, même dans les États rouges les plus conservateurs.” » Et ce, en divisant le vote conservateur, dans un climat politique et social en transformation aux États-Unis, surtout à l’avantage des démocrates.
Les dernières élections ont mis en lumière cette nouvelle fragilité, en faisant basculer dans le camp démocrate des États comme l’Arizona ou la Géorgie, des bastions républicains de longue date qui le sont moins sous l’effet d’une urbanisation croissante, mais également à cause de l’arrivée d’un contingent de nouveaux électeurs jeunes et éduqués, aux valeurs plus libérales. La mobilisation du vote hispanique et afro-américain, déterminé à ne plus subir passivement les politiques conservatrices qui l’affectent directement, explique aussi en partie ces renversements.
En Caroline du Nord, l’écart s’est aussi considérablement réduit entre les deux partis entre 2020 et 2016, annonçant ainsi la complexité à laquelle les républicains vont devoir faire face en 2024 pour retrouver le chemin d’une victoire, dans le cadre du collège électoral américain.
Signe d’inquiétude : depuis les dernières élections, près de 100 projets de loi ont été déposés par des républicains dans plusieurs législatures à travers le pays pour tenter de limiter l’accès au vote, par l’effacement de citoyens des listes électorales, l’ajout de restrictions pour le vote postal ou le redécoupage des districts électoraux à leur avantage. Des stratagèmes éprouvés pour permettre au parti d’atteindre le pouvoir ou de s’y maintenir depuis l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.
L’angoisse de la défaite
La mainmise de Donald Trump sur le parti menace également la survie d’élus républicains, dont plusieurs pourraient se faire « primairiser » s’ils décidaient de défier le chef. « C’est une expression en politique américaine qui illustre le fait qu’un candidat s’est fait remplacer par un autre du même parti que lui, soutenu par le président ou le dirigeant du parti de l’opposition lors des primaires, explique Robert Lehrman. C’est une réalité qui en pousse plusieurs à se pincer le nez et à soutenir l’inverse de ce qui serait moralement acceptable de faire. »
Le 27 janvier dernier, 45 des 50 sénateurs républicains ont d’ailleurs soutenu une motion déposée par leur collègue Rand Paul du Kentucky déclarant inconstitutionnelle la tenue d’un procès en destitution de l’ex-président devenu désormais simple citoyen de la Floride. Cela représente 90 % du caucus républicain au Sénat. Même Rob Portman, de l’Ohio, qui a pourtant annoncé qu’il n’allait pas se représenter en 2022 aux élections de mi-mandat, l’a appuyée, sans doute pour ne pas laisser une terre brûlée à ses successeurs.
La peur de l’ours s’est illustrée aussi toute la semaine autour de la représentante Marjorie Taylor Greene, nouvelle figure clivante au sein du pouvoir législatif, que ses collègues peinent à condamner pour son adhésion aux théories complotistes, ses appels au meurtre de plusieurs figures démocrates, son antisémitisme crasse et sa persistance à promouvoir l’idée d’une fraude électorale qui n’a jamais été démontrée, malgré les efforts de l’ex-président à s’approprier la victoire. L’élue de la Géorgie a reçu à nouveau l’appui de Donald Trump, au cœur même du scandale qu’elle a déclenché.
Tout au plus, lundi, Mitch Mc Connell, leader de la minorité républicaine au Sénat, a-t-il qualifié de « cancer du Parti républicain » les « mensonges loufoques et les théories du complot », sans jamais nommer Mme Taylor Greene toutefois. « Quelqu’un qui déclare qu’aucun avion n’a percuté le Pentagone le 11 Septembre, que des fusillades horribles dans des écoles étaient des coups montés et que les Clinton ont fait s’écraser l’avion de JFK Jr. ne vit pas dans la réalité, a-t-il dit par voie de communiqué. Cela n’a rien à voir avec les défis auxquels sont confrontées les familles américaines ou les débats intenses sur le fond qui peuvent renforcer notre parti. »
Deux jours plus tard, l’élue dont la nomination à deux comités de la Chambre était contestée a été ovationnée par les membres de son caucus, qui lui ont confirmé leur appui, alors qu’elle se retrouvait en pleine tempête. La communion n’a pas eu d’effet toutefois sur les députés américains, à majorité démocrates, qui ont voté jeudi pour son retrait de ces comités. Sur les 211 représentants républicains de la Chambre, 11 à peine ont osé briser les rangs pour sanctionner publiquement le comportement délirant d’une collègue que les démocrates cherchent à inscrire dans le paysage politique comme la nouvelle image du GOP. C’est un républicain de plus que les 10 qui ont entériné l’acte d’accusation de Donald Trump dans cette même Chambre.
« On le voit, il n’y a vraiment rien qui semble inciter les élus républicains à voter contre Trump, dit Robert Lehrman, tout en laissant présager l’issue du procès en destitution qui s’en vient. Les élus républicains se soucient beaucoup de leur parti, mais pas autant qu’ils se soucient de leur peau. » Une peau qu’ils sont prêts désormais à vendre, pour éviter d’être tués.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.