Les oiseaux de Natashquan

Labrador, nom mythique. Patrie des caribous, de la neige et du vent. Contrée aux frontières floues, à l’histoire tumultueuse comme les eaux qui la traversent. Concentré de la complexité du monde, avec ses populations diverses. Notre collaboratrice Monique Durand nous raconte un Labrador qu’elle arpente depuis des années, une terre imprégnée d’imaginaire. Sixième de huit articles.
Pourquoi, la vie passant, les oiseaux semblent-ils nous devenir plus précieux, enchantant l’heure rose des matins et l’heure bleue des soirs ? Je suis venue à Natashquan pour un oiseau.
Lui, Jean-Jacques Audubon, y était aussi venu pour un oiseau ;en fait, pour plusieurs oiseaux. Sans doute l’un des naturalistes et peintres animaliers les plus célèbres, Audubon a dessiné 435 planches d’espèces aviaires dans ce qui compose, encore aujourd’hui, l’ouvrage le plus singulier jamais réalisé sur les oiseaux d’Amérique du Nord. Et il advient que se trouvent dans son œuvre sept oiseaux qu’il a dessinés, en juin 1833, ici même à Natashquan, qui faisait alors partie du Labrador.
Naviguant sur une goélette, la Ripley, en compagnie de son fils et d’une poignée de jeunes explorateurs, l’équipe d’Audubon, partie d’Eastport, dans le Maine, fait une escale aux Îles-de-la-Madeleine avant d’entamer son itinéraire labradorien, de Natashquan jusqu’à Brador, un peu à l’ouest de Blanc-Sablon. Cette côte « n’avait été explorée et décrite jusque-là que par le navigateur Jacques Cartier, trois siècles auparavant », écrit Pierre-Olivier Combelles, qui a consacré sa thèse de doctorat à John James Audubon et qui a traduit en français une large partie des écrits de l’ornithologue. Cette thèse, aussi passionnante qu’accessible, paraîtra cet automne dans la revue Littoral, une publication du Cégep de Sept-Îles et des éditions du Septentrion.

Quelques mots sur les origines d’Audubon. Né à Saint-Domingue (future Haïti) en 1785, d’un père français et d’une mère créole, il passe son enfance près de Nantes, les deux pieds dans la Loire, d’où il observe et se passionne pour la faune ailée. À 18 ans, émigré aux États-Unis et devenu John James, il conçoit le projet fou, sans formation scientifique, de représenter la totalité des oiseaux d’Amérique du Nord. Et de la représenter pas n’importe comment… grandeur nature ! Une tâche titanesque qui fera sa renommée dans le monde. Cent trente-quatre exemplaires de ses Oiseaux d’Amérique ont subsisté jusqu’à aujourd’hui, dont deux sont conservés au Québec : l’un au Musée du Séminaire de Québec, l’autre à l’Université McGill. Le livre, considéré comme le plus cher au monde, a été adjugé pour la modique somme de 12 millions de dollars en 2010 par Sotheby’s.
Un journal et des biographies ornithologiques
Ce qui rend la production d’Audubon au Labrador également sans pareille, c’est que l’homme a tenu un Journal du Labrador qui se lit comme un roman. Et a accompagné ses planches de « biographies ornithologiques » qui ont enrichi l’histoire naturelle du golfe du Saint-Laurent. « Malgré sa modestie d’écrivain, estime Combelles, sa plume valait bien son pinceau. »
Mais revenons à Natashquan. J’y suis arrivée par la route, le regard aussitôt happé par les fameux Galets, anciens hangars de pêcheurs construits il y a 150 ans sur une avancée rocheuse. Image de marque, des milliers de fois photographiée sous toutes ses coutures. Mais les Galets continuent d’émouvoir. La pureté de leurs lignes sur fond de mer confine à une sorte de grâce.
À (re)lire
Les autres textes de la série «Mon Labrador»Audubon, lui, est arrivé ici par la mer, le regard happé autrement. « La côte apparut bordée d’une large et belle plage de sable et nous imaginâmes alors des ours, des loups et toutes sortes de diables s’enfuyant sur le rivage accidenté. » C’est l’endroit de la côte labradorienne où il dessinera le plus d’espèces, dont une jusqu’alors inconnue, qu’il baptise « bruant de Lincoln », du nom du jeune explorateur Thomas Lincoln qui fait partie de l’expédition.
Qu’il pleuve ou qu’il neige, par mer plate ou déchaînée, Audubon dessine ses oiseaux dans l’antre de la Ripley, où trône une longue table de travail. Et il est sujet au mal de mer ! À l’époque, pas de jumelles ou autre équipement visuel grossissant. Chaque jour, ses jeunes coéquipiers lui rapportent différents oiseaux fraîchement tués, explique Combelles, « qu’il maintenait dans une position naturelle grâce à du fil de fer. Les oiseaux de grande taille étaient souvent figurés le cou replié pour entrer dans le format du papier ».Au retour de leurs excursions sur les îles ou au fond des baies, les équipiers pèsent, soupèsent, mesurent, dissèquent les oiseaux jusque tard dans la nuit, éclairés à la chandelle. Des jambières, des mitaines, des cache-nez sèchent ici et là sur la goélette, des plantes, des fleurs, des peaux d’oiseaux morts se balancent avec les flots, une caverne d’Ali Baba où le bonheur règne. Bientôt, John se met au violon, Lincoln à la flûte, le chant des garçons bouffis de soleil et de vent monte vers les étoiles.
Outre son travail, Audubon ira visiter l’importante communauté innue qui vivait à Natashquan, et le poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui s’y trouvait. Il s’étonnera du nombre de ramasseurs d’œufs, s’inquiétant pour la survie des espèces ; à l’époque, œufs et duvet étaient intensément convoités. Le célèbre naturaliste serait ravi d’apprendre que le Service canadien de la faune gère aujourd’hui plusieurs refuges d’oiseaux entre Sept-Îles et Blanc-Sablon.
L’istorlet
Je suis venue à Natashquan pour un oiseau. Pas pour le bruant de Lincoln, pour un autre. Audubon l’appelait de son nom latin, Sterna arctica. Il l’a dessiné en train de piquer droit dans la mer. La sterne arctique ressemble à s’y méprendre à la sterne pierregarin, plus commune, qu’au Québec on appelle généralement l’hirondelle de mer. Les Innus la nomment tshina. Et en certaines régions de l’Acadie et de la Minganie, c’est l’istorlet. Oui, le fameux istorlet du chef-d’œuvre chanté de Gilles Vigneault, célèbre fils de Natashquan. Profond comme au large de l’île / Doux comme une aile d’istorlet / Loin comme l’Angleterre / Je t’aimerai Je t’aimerai.
Istorlet. Un vieux dictionnaire de l’Académie française le décrit ainsi : « Oiseau aquatique de la Côte d’Acadie ». Or, qui furent les premiers Blancs à venir s’établir à Natashquan en 1855 ? Des Acadiens originaires des Îles-de-la-Madeleine — des Vigneault, Cormier, Landry qui y arrivèrent à bord de la goélette La Mouche. Ils s’y installèrent avec leurs bagages et avec leurs mots, scellant l’alliance de La Mouche et de l’istorlet avec la terre du Labrador.
Me voilà sur la longue plage blonde qui borde le village et s’étire entre les deux rivières, petite et grande Natashquan. Si ce n’était de ces oiseaux là-bas, petits ponts ailés entre l’eau et les nuages, on ne saurait où finit la mer et où commence le ciel. Le pont, justement. L’un des plus beaux poèmes de Gilles Vigneault, publié en 1970, chant de la finitude humaine et chant d’amour mêlés. Extrait :
Vague est le pont qui passe à demain de naguère
Et du milieu de l’âge on est des deux côtés
Le mur ne fait pas l’ombre et n’est pas la lumière
Qu’on appelait l’hiver qu’on nommera l’été
Il n’est pierre de moi qui dorme quand tu danses
Chacune est une oreille et chacune te voit
Ton immobilité me tient lieu de silence
Et chacun de tes mots tombe à l’envers de moi
Je dis à mots petits de grands espaces d’âge
Qui font en leur milieu croire qu’il est midi
J’ai peur d’être le pont qui prend pour son voyage
Le voyage de l’eau entre ses bras surpris
Je suis venue à Natashquan pour un oiseau. Et pour Vigneault.